Tendre Jeudi
Un blog avec de la lecture dedans

Chapitre 7 : La femme du chef

Manon a dû annuler notre rendez-vous de vendredi.

Elle avait une bonne excuse, elle est partie pour le week-end chez une tante. Elle avait besoin de prendre du recul. Elle m’a promis qu’on remettrait ça au vendredi d’après si j’étais toujours d’accord. Je lui ai dit que je l’étais toujours.

J’avoue que j’ai été un peu déçu. Mais je comprends. Elle souffre. Sa vie va changer, elle a tout quitté.

J’ai passé le week-end enfermé chez moi à lire et à écrire. J’ai travaillé sur une nouvelle dont je n’ai rien réussi à tirer. Quelle plaie…

Au boulot, c’est la merde. Je ne livre pas les articles à temps. Mon chef me met la pression et me dit que ce n’est pas parce que j’ai été licencié que je dois mal travailler désormais. Je lui rétorque que son avis ne m’intéresse pas, et il reste planté là devant moi sans savoir quoi dire puis s’en va. Mes collègues explosent sur Skype, se moquent de lui me portent en triomphe, mais bon, c’est facile, j’ai été viré. 

C’est mardi. Il y a la soirée annuelle de l’entreprise. Mon chef m’a dit que ça serait mieux que je ne vienne pas. Je lui demande pourquoi, et il dit que la direction a peur que les personnes licenciées mettent une mauvaise ambiance. Je lui réponds que je suis encore salarié et que j’ai le droit de venir. En plus, y’aura sa femme, et j’ai bien l’intention de tout faire pour la niquer. N’allez pas croire que si j’y arrive j’en tirerais de la fierté, mais ces mecs-là, il faut les frapper où ça leur fait mal : à leur putain de virilité.

Les hostilités commencent à 19 heures dans une salle de réception d’un hôtel de luxe à la Cité Internationale. Mes collègues sont écœurés de voir qu’une entreprise a de l’argent à dépenser dans une telle fête, mais pas dans des salaires… Nous nous sommes fait beau, personne ne veut se faire remarquer. Des rumeurs circulent sur d’autres futurs licenciements, les gens ne veulent pas sortir du lot. 

L’ambiance est effectivement morose, il y a plein de petits groupes formés autour d’un immense buffet. Je déteste être ici, je ne suis là que pour déranger, leur montrer qu’ils ne m’ont pas atteint. Manger et boire gratos aussi. J’ai fait un effort vestimentaire, une jolie chemise, des chaussures de ville qui brillent, un joli pantalon et un joli pull. Je me suis taillé la barbe, je suis à peu près coiffé.

Il y a un groupe qui fait plus de bruit que les autres, ce sont les chefs avec les dirigeants. Ils rient à gorges déployées. Pour eux, la soirée est bonne, ils ont annoncé des bénéfices records plus tôt dans la journée. Pour les petits salariés, cette fête est une parenthèse de détente, nous essayons juste de profiter du champagne parce que nous n’avons pas les sous pour nous en offrir. 

Je remarque que mon chef a délaissé sa femme, seule au bar, alors je décide d’y aller, on verra bien. Je commande un verre de vin rouge parce que c’est toujours distingué, même si je n’aime pas trop ça. Elle me regarde, je lui souris, elle me rend le sourire. Elle me dit que je suis un des rédacteurs de son mari, qu’elle se souvient de moi, et je lui dis que je ne le serai plus pour très longtemps. Elle comprend que j’ai été licencié, elle me tend la main, je lui serre.

Claire.

Jules.

Elle me dit qu’elle a bu un peu trop vite et que le champagne la rend pompette. Elle me propose de m’asseoir à côté d’elle, il y a une chaise de libre, je m’exécute. Elle s’ennuie, je veux bien la croire. Je m’ennuie aussi alors que je connais la plupart des personnes ici présentes. Nous discutons, il s’avère qu’elle a beaucoup d’humour, beaucoup d’autodérision, elle ne semble pas aussi superficielle que je le pensais. Elle est restauratrice d’œuvres d’art. Wahou ! Elle en jette ! Elle est beaucoup trop bien pour ce mec, c’est quoi son problème ?

Je lui demande depuis quand elle est mariée avec lui. Deux ans environ. Elle me dit de ne jamais me marier. A ma tête, elle semble comprendre que c’est une chose que j’ai déjà faite. Elle me demande ce qu’il s’est passé. Je n’ai pas assez bu pour le raconter. Elle me commande un verre de plus.

C’est dingue comme j’ai rapidement des aprioris sur les gens. Cette femme est vraiment chouette, intelligente, charmante, sait rire d’elle-même, elle fait quoi avec ce mec ?

Elle veut me dire un truc. Elle ne devrait pas mais elle m’aime bien.

Je n’aurais pas dû être viré. C’est son mari qui a insisté pour le faire. Même s’il ne l’a jamais dit, elle pense qu’il me craint. C’est absurde. Non, qu’elle me dit. Il sait que je suis plus intelligent que lui, il lit mon blog. Comment le sait-elle ? Elle regarde ses historiques de navigation. La plupart des sites qu’il visite sont des sites pornos et de sport. Mais le mien ressort souvent. Elle a lu quelques-unes de mes nouvelles. Elle dit que c’est pas mal, que c’est même très bon. Je la remercie. Elle me demande si ça peut rester entre nous et je lui dis que je suis une tombe.

Elle sourit.

Puisque nous en sommes aux confidences, je lui demande ce qu’elle fait avec ce mec.

Elle rigole.

Elle me dit qu’elle sait ce que les gens pensent de lui et d’elle. Qu’elle est sophistiquée, qu’elle est avec lui pour l’argent, elle me dit qu’elle a un scoop pour moi : elle gagne mieux sa vie que lui.

Elle m’explique qu’il est gentil, plutôt bon amant, et qu’il ne lui fera jamais de mal. Elle l’a rencontré après un homme qui avait la main lourde, et elle est tombée amoureuse de lui. Fin de l’histoire. Je devine que ce n’est pas tout. Je n’insiste pas.

Je la regarde en restant silencieux. C’est la vie qu’elle me dit. Elle sourit, elle a un très beau sourire. Elle inspire, bois une gorgée de son verre de vin rouge, fait une drôle de tête parce que le vin n’est pas terrible et me demande si je veux coucher avec elle pour me venger de son mari.

Je ne peux masquer mon étonnement (à cause de sa perspicacité) ni mon sourire. Je bois une gorgée de vin, je fais la grimace aussi.

Il n’est pas bon hein, rit-elle.

Il est dégueulasse ! 

Je lui dis que si j’ai envie de coucher avec elle, c’est parce qu’elle est exceptionnellement charmante, et je devine qu’elle rougit derrière son fond de teint. J’enchaîne en lui disant que ça serait un secret mieux gardé que les siens. Je sens qu’elle hésite. Je n’ai même plus envie de coucher avec elle à cause de son mec de merde. Elle me plaît vraiment et je sens que ça pourrait être un très bon moment.

Je m’intéresse un peu plus à elle, d’où elle vient, Alsace, ce que font ses parents, fonctionnaires à la retraite, pourquoi Lyon, le travail. Elle me renvoie la balle systématiquement. Elle n’est pas autocentrée. Elle s’intéresse vraiment aux autres.

Son mari arrive et nous interrompt. Il semble mal à l’aise, il n’aime pas la voir avec moi. Il lui dit qu’il veut lui présenter quelqu’un, elle se lève, s’excuse et me dit à plus tard. Je commande un jus de fruit et vais m’asseoir dans un canapé dans la pièce d’à côté. Ils ont mis de la musique, les gens dansent, je préfère m’éloigner un peu.

J’irai danser plus tard, peut-être.

Sandrine me rejoint et me demande si je passe une bonne soirée. Elle sait que je déteste être là. Son mec n’est pas venu, elle est déçue. Elle se demande si ça va marcher son histoire. Je lui souhaite. Elle sourit. Elle veut savoir si j’ai des nouvelles de Manon. Nous nous envoyons des textos régulièrement. Elle est un peu distante depuis la nuit chez moi. Il s’est passé quelque chose ? Je soupire. Non rien. Vraiment rien. Je crois qu’elle a besoin de prendre du recul sur toute sa vie.

Elle a visité un appartement aujourd’hui, elle a déposé un dossier, il lui plaît et veut aller vite. Elle dort chez les uns et les autres en attendant. Son mari est passé chez Sandrine la veille.

Il cherche Manon. Il est désespéré.

Elle m’invite à danser. Une seule danse. Pourquoi pas. Je rejoins les autres collègues qui font des ouais ! et des youhou ! quand j’arrive, ils sont déjà bourrés pour la plupart. Le cercle s’agrandit, on danse, la musique n’est vraiment pas terrible. J’aperçois Claire parler à une femme plus vieille qu’elle que je ne connais pas. Elle est beaucoup plus sérieuse qu’avec moi mais n’arrive pas à cacher son ennui. Son mari l’a collée dans les bras de la nana d’un autre. Il marque son territoire. Il est dans une autre salle avec les huiles, une salle réservée aux chefs.

J’aimerais que nos regards se croisent, qu’elle me cherche, qu’elle s’intéresse à ce que je fais, qu’elle veuille être avec moi. Cette soudaine obsession me trahit. Elle me voit et me sourit. Je n’arrive pas à la quitter du regard, ses yeux font des va-et-vient entre son interlocutrice et moi. A la fin de la chanson, je lui fais signe de venir.

Elle vient. 

Le DJ assure cette fois, il lance Don’t Stop Me Now de Queen. Ça va chier !

Elle est ravissante, elle a de très longues jambes, une jupe à trois-quarts cuisses, des collants noirs, un gilet noir, je n’avais pas remarqué l’opulence de sa poitrine, j’essaie de la regarder dans les yeux. Je sens qu’elle se lâche, elle sait qu’elle va foutre en rogne son mari. Elle veut juste s’amuser. Se libérer, ne pas être un trophée qu’on brandit pour exciter ses potes de la direction.

Nous dansons tous, nous bougeons, ça ne ressemble pas à grand chose, nous laissons juste nos corps répondre plus ou moins maladroitement à la musique. Je transpire, tant pis. A la fin du morceau, je propose une pause boisson et Claire me suit jusqu’au bar. Nous prenons du sans-alcool, filons au calme dans la pièce d’à côté. Nous nous avachissons sur un canapé et je m’excuse de transpirer, j’éponge mon front avec des serviettes en papier, elle en prend une dans ma main et essuie mes pommettes. Elle sourit et me rend la serviette.

Elle me regarde et me demande de lui parler de mon mariage. Elle me fait remarquer que je prends un air grave et je lui dis que ce n’est pas une histoire très drôle. Elle arrête de sourire, une ride apparaît entre ses sourcils, elle m’écoute.

Je ne sais pas pourquoi je lui en ai parlé à elle spécifiquement, c’était peut-être le bon moment, peut-être qu’elle m’inspirait confiance. Margaux. Margaux… Huit mois de mariage… Elle était géniale… Était ? Était, oui. Nous nous sommes mariés le jour de l’anniversaire de nos deux ans de rencontre. La blague, c’était que je n’arriverais jamais à retenir deux dates différentes. Mais en vrai, nous trouvions ça très romantique. Nous étions très amoureux. Tout était parfait avec elle, j’avais une entière confiance en elle, aucun doute. C’est rare d’être avec quelqu’un et se dire que cette personne ne fera jamais rien pour nous nuire. Je sais, c’était absurde, parce qu’on ne sait jamais vraiment ce qui peut se passer, que les histoires évoluent, et que même si on espère faire toute sa vie avec la même personne, parfois, tout s’effondre. Cela dit, je n’ai rien à reprocher à Margaux. J’ai d’énormes reproches à faire au mec défoncé qui a pris le volant et qui lui a roulé dessus, mais à elle, non. Elle m’a toujours aimé et m’a toujours fait sentir son amour. Elle était tendre, intelligente bien sûr, incroyablement désirable, d’une beauté renversante ! Ses cheveux bouclés…

Claire verse une larme. Je lui tends une serviette propre. Elle s’excuse. Il n’y a pas de quoi s’excuser.

Je fais court. Je n’aime pas en parler. Elle comprend. Elle me demande si j’ai quelqu’un aujourd’hui. Personne. Dur de retomber amoureux. J’ai l’impression d’avoir tout perdu. Elle hoche la tête pour signifier qu’elle comprend, du moins qu’elle essaie de comprendre.

Claire se lève, me tend son bras et me dit de la suivre. Je lui prends la main, nous nous dirigeons vers la sortie, nous arrêtons au vestiaire, récupérons nos manteaux, nous voilà dehors dans le froid. Elle me dit qu’elle a remarqué qu’il neigeait et qu’elle adore marcher sous la neige ! Elle m’attrape la main et m’attire plus loin. Nous quittons l’hôtel, traversons la route et descendons vers le Rhône. Il fait froid. Elle s’assoit sur un banc, elle tremble. Je m’assois à côté d’elle, elle se colle.

Nous aurons plus chaud.

J’acquiesce.

Nous devrions marcher, mais elle veut profiter un peu de cet instant. Elle inspire fortement, le nez tourné vers le ciel. Elle me demande si j’ai déjà eu la sensation de ne pas être à ma place dans ma vie.

Tous les jours oui.

Elle me dit que son mari va être furieux, qu’il va essayer de me le faire payer. Ce n’est pas grave. Elle se lève et m’invite à la suivre. Nous marchons au bord de l’eau, la neige tombe de façon éparse, c’est déjà ça. Elle tend ses mains et regarde les flocons fondre sur ses doigts. Elle me dit que dans d’autres circonstances, ça aurait pu être bien. Elle s’arrête et se place face à moi. Elle répète.

Ça aurait pu être bien.

Elle me sourit, pose sa main glacée sur ma joue et me donne un baiser sur les lèvres. Elle me souhaite une bonne nuit et retourne à la soirée. Je la regarde s’éloigner. 

Je remonte le col de mon manteau et suis la direction du Rhône. J’ai le cœur serré. Je déteste quand il n’y a pas de suite à une belle rencontre. J’ai le goût de ses lèvres sur les miennes, j’essaie de le faire durer. Il neige un peu plus fort.

Ça plairait à Claire.

Mon téléphone sonne.

C’est un texto.

Manon.

Elle pense à moi.

Je franchis le Rhône, marche jusqu’à l’Opéra puis la Place des Terreaux, traverse la Presqu’île jusqu’à la Saône. Ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé de Margaux à qui que ce soit. Je me suis même toujours refusé à publier mes textes sur elle. Il y a des blessures qui ne se referment pas. Des moments qu’on ne peut effacer, un coup de fil, un corps meurtri, un visage tuméfié, du sang partout, les médecins qui te parlent mais tu n’écoutes pas. A quoi bon ? Morte à 25 ans, veuf à 26. Margaux… Margaux, c’est une comédie romantique, une rencontre improbable, un instant où tout change. Pour le meilleur, et hélas pour le pire. Je me demande. Depuis sa mort… Je me demande à quoi elle a pensé quand elle a vu la voiture monter sur le trottoir et la faucher. Elle a dû se sentir si seule… Les docteurs ont dit qu’elle disait mon nom, qu’elle le répétait.

Jules.

Jules.

Jules.

Je décide de rentrer à pied. Je mets de la musique, du Jazz. J’ai commencé à écouter du Jazz après la mort de Margaux. Je voulais quelque chose de nouveau dans ma vie, quelque chose que nous n’avions pas en commun, quelque chose qui ne me ferait pas penser à elle. Le truc drôle, c’est que depuis que je me suis mis au Jazz pour ne pas penser à elle, je l’associe immédiatement à elle… La bonne nouvelle, c’est que c’est une musique qui me fait beaucoup de bien. La plupart du temps elle m’apaise. 

J’ai longtemps parlé à Margaux après sa mort. Ça m’arrive encore. Je ne crois pas qu’elle puisse m’entendre, je ne le fais pas dans l’espoir d’une réponse, d’un signe. Je le fais pour moi, pour ne pas qu’elle soit définitivement partie.