Pendant que je la regarde courir ses 42 Km et 195 m, je suis certain que ma mère regrette d’avoir trop bu un an plus tôt.
Je me souviens bien de cette soirée. C’était le jour du Marathon du Médoc. Mon oncle Diego et ma tante Cathy venaient de courir leur premier marathon, et nous fêtions cela au stand antillais monté par le lycée de Pauillac afin de financer un voyage en Martinique.
J’avais tout juste 12 ans, et ce soir-là, j’ai appris deux choses : ce qu’était un ti-punch, et combien l’alcool pouvait faire faire n’importe quoi.
Alors que je m’ennuyais beaucoup avec tous ces adultes qui parlaient très forts, j’ai entendu ma mère faire un pari : qu’elle courra le prochain Marathon du Médoc.
Elle le disait avec une telle certitude que j’avais presque envie de la croire.
Je suis sûr qu’elle l’a regretté le lendemain, puis la première fois où elle est allée courir, puis lors de son premier semi-marathon, mais je ne l’ai jamais entendue le dire. Elle aurait pu simuler une blessure, elle aurait pu abandonner, personne ne lui en aurait voulu. Mais non, ma mère voulait tenir parole. Peut-être y aurait-il une leçon à retenir pour ses enfants.
Alors qu’elle fanfaronnait en disant qu’elle allait le courir ce marathon, qu’elle pouvait le faire, les personnes s’occupant du stand ont commencé à nous demander de partir, et j’étais ravi car quand on a 12 ans, on s’ennuie vraiment fort avec des adultes alcoolisés.
Ma mère s’est levée et a senti la Terre tourner, alors elle s’est rassise. Avec mon frère, nous l’avons portée jusqu’à la maison. Elle s’appuyait sur nos épaules. Elle a vomi dans un buisson, elle a dit qu’elle était désolée, qu’elle aurait dû manger quelque chose et nous avons repris la route. Heureusement, nous vivions dans une petite ville et n’avions que peu de marche pour rejoindre notre chez nous.
Evidemment, à ce moment-là, nous avons rencontré mon professeur de mathématiques. J’aurais bien calculé avec lui la probabilité que cette rencontre arrive un samedi soir, dans une petite ville remplie de coureurs bourrés, il s’est contenté de sourire avec sa moustache grise.
Il a salué ma mère, mon frère et moi, et nous a dit :
« Pour une fois que ce n’est pas moi ! » Et il nous a souhaité bonne nuit, et bon courage à ma mère.
Sur mon vélo, je regarde ma mère se ravitailler. Je m’inquiète un peu. Pourquoi s’est-elle obstinée à courir ce marathon ? Mon beau-père Ernest court avec elle, mon oncle et ma tante. Pourquoi courent-ils tous ? Pourquoi perdent-ils leur week-end à courir au milieu des vignes ? Pourquoi les suis-je à vélo alors que je pourrais être chez moi à jouer à la Super Nintendo ? Mon cousin râle car il a l’impression de perdre sa journée.
A vrai dire, ce n’est pas si mal. Nous sommes sur des sentiers, nous pouvons nous amuser avec nos VTT, faire des dérapages, et puis tout le monde semble être de bonne humeur. C’est agréable.
Le Marathon du Médoc est une véritable fête. Il y a des chars, des personnes déguisées. Ma famille s’est déguisée en gang de loubards. Ils ont du maquillage et des vêtements noirs, de fausses seringues en plastique. Ils courent à leur rythme, tout va bien pour le moment. Les visages ne sont pas trop fatigués.
La veille, ils ont fait un gros repas, des pâtes surtout. Pour avoir de l’énergie. Bien sûr, il y avait du vin sur la table. Il y a toujours du vin sur la table. Et si les bouteilles se vident, on les remplace. Et s’il reste du vin dans une bouteille, on la termine.
Le matin, ils ont tous pris des aspirines, ils ont un peu mal à la tête. Ils vont certainement le payer pendant la course.
Ils s’échauffent dans la cour derrière la maison. Ils se parlent, se motivent, se disent que tout va bien se passer. Ils sont contents car il fait beau. Ce soir, ils vont pouvoir fêter leur accomplissement. Mais d’abord, il faut aller au bout.
Ils partent, j’ai une petite appréhension, mais je suis heureux de les voir heureux. Ma mère fanfaronne, sans doute pour cacher son stress. Ils filent jusqu’au départ, à peine à 400 m de la maison. Ils trottinent pour s’échauffer. Leur marathon vient de passer à 42 Km et 595 m.
Le trajet de la course passe devant notre maison. Nous nous mettons au balcon pour regarder la foule compacte, les milliers de personnes toutes déguisées, les chars, des gens sur des chars qui se font porter, et puis les handicapés qui font le marathon en poussant avec les mains, et certains ont des chiens. Ils sont tellement courageux. Quand mes parents, mon oncle et ma tante passent devant nous, ils nous saluent, ils sont tout en joie, nous les rejoignons dans quelques kilomètres.
Nous prenons les vélos, nous leur avons donné rendez-vous au Château Lafite Rothschild, je crois que mon frère est en charge de nous. Il a 17 ans. Nous les attendons dans la cour du Château, au point de ravitaillement. La foule n’est plus guère compacte.
Le Marathon du Médoc a cette particularité de mettre des espaces de ravitaillement tous les 2,5 Km. A cela, ils rajoutent des dégustations de vin. On y goûte les meilleurs vins du monde. Alors les gens ne se privent pas. Beaucoup de coureurs souffrent alors de crampes à cause de l’alcool, et puis certains finissent bourrés, quand ils arrivent à finir. Boire ou courir, il faut choisir.
La veille, mon oncle Diego m’a dit :
« Boire ou conduire, il faut choisir ! Moi j’ai vendu ma voiture ! »
Et j’ai rigolé.
Il n’a pas vendu sa voiture.
Pendant qu’ils se ravitaillent, Diego nous montre un type avec qui il vient de plaisanter. Il vient de lui dire qu’il devrait recracher le vin qu’il goûte et le type lui a dit qu’au prix du vin, ce serait un sacrilège. Il nous explique que le mec goûte tous les vins à chaque stand et après, il fonce jusqu’à la prochaine dégustation où il reste de longues minutes à boire, à manger et à déconner. S’il courait le marathon sans s’arrêter au même rythme, il pourrait finir premier nous dit-il.
Ma mère s’hydrate, mon beau-père l’invite à bien se ravitailler, c’est la clé pour tenir. Elle le sait bien entendu. Ils répètent juste des acquis. Les sportifs font ça pour se mettre en confiance.
Ils boivent, pas du vin.
Ils reprennent des forces et repartent.
À vélo, on peut les suivre via un itinéraire parallèle. Nous partons, nous les attendons, au prochain lieu de rencontre. Nous pédalons dans les vignes, les vendanges n’ont pas encore eu lieu, on mange quelques raisins au passage. C’est du raisin de vin, pas le meilleur à manger, mais ça nous fait quand même plaisir.
D’autant plus que nous sommes dans les terres des Châteaux les plus renommés au monde : Mouton Rothschild, Lafite Rothschild.
Les coureurs prennent la D2, une départementale un peu traitre qui monte jusqu’au Château Cos d’Estournel et son architecture orientale.
Ils continuent vers le nord, je commence à m’inquiéter.
Au lendemain du pari, elle aurait pu dire qu’elle n’était pas en état de prendre une décision pareille. Devant un tribunal, elle aurait été relaxée. Personne ne lui a mis la pression. Personne ne lui a dit : « Un pari est un pari, si tu changes d’avis, c’est nous trahir. »
Personne, jamais.
Personne ne lui en aurait voulu.
Ma mère n’a jamais été sportive. Le seul sport que je lui connaissais jusqu’alors, c’était nager dans l’océan et faire des randonnées en montagne.
Elle s’est obstinée.
Elle allait le faire ce marathon, elle avait un an pour se préparer.
Je ne comprends pas bien pourquoi elle tient tant à honorer son pari. Qu’a-t-elle à perdre ? Sans doute veut-elle se prouver quelque chose, sans doute veut-elle montrer qu’elle n’est pas du genre à abandonner.
Ce pari, elle l’a fait avec mon oncle et ma tante. Il est le frère de mon père, l’ex beau-frère de ma mère. Mon père est parti quelques années plus tôt, il nous a abandonnés. Ma mère a refait sa vie, mais la blessure est encore là. Peut-être qu’elle veut prouver à cette famille par alliance que c’est une femme forte, qu’elle n’est pas le genre de femme à baisser les bras, qu’elle-aussi elle peut courir un marathon. Elle a survécu à ce divorce, elle a survécu à ce mari parti sans se retourner. Elle était femme au foyer, il n’a rien laissé. Sinon les enfants. Et les meubles. Alors elle a vendu des meubles. A pris des petits emplois. Elle a fait ce qu’elle a pu pour que nous ne manquions de rien. Elle a fait ce qu’elle a pu pour ne plus jamais dépendre de quelqu’un d’autre.
Et là, alors que je la regarde courir, je ne sais pas ce qu’elle veut prouver d’autre. Il faudrait être fou pour ne pas la trouver formidable. Il faudrait être fou pour ne pas voir combien cette femme est forte.
Tandis qu’elle me sourit entre deux gorgées d’eau, je vois la fatigue creuser son visage. La fatigue du marathon la marque, marque encore davantage les traces laissées par la vie. Elle-aussi a été abandonnée par son père. Elle doit se promettre que ses deux garçons ne seront pas du genre à abandonner. Alors elle repart, malgré la fatigue, malgré la vie, malgré l’admiration qu’on lui porte.
Je suis mon frère et mon cousin dans les vignes, dans les petites routes. Nous ne manquons aucun ravitaillement. Nous les attendons, nous les regardons arriver, nous les regardons souffler, manger, boire, nous sourire, ils nous font quelques commentaires, comptent les kilomètres, calculent leur rythme, ils sont encore dans les temps.
Nous les encourageons et les admirons beaucoup.
Un an plus tôt, mon frère, mon meilleur copain Fabrice, sa mère et ma mère sommes allés à La Garosse. C’est un centre de loisir, c’est là où nous nous entraînons au foot. Il y a une forêt tout autour avec un sentier sportif. Ma mère va commencer par là. Nous allons courir avec elle. Mon frère, de quatre ans mon aîné, prend les devants. Petit rythme, petite foulée. Au bout de quelques instants, ma mère s’arrête, épuisée. Elle n’a pas fait cent mètres. Comment va-t-elle pouvoir faire un marathon ?
C’est incroyable comme parfois, nous possédons une force insoupçonnée. Peut-être que ce marathon était la crise de la quarantaine de ma mère. Peut-être voulait-elle se prouver qu’elle était encore jeune.
Ce qu’elle a prouvé avant tout, c’est qu’en récupérant, en reprenant la course, qu’en revenant le lendemain malgré les courbatures, elle a pu courir un kilomètre sans s’arrêter. Puis deux, puis trois…
Quand elle en a couru cinq, elle ne s’est même pas vantée.
Le chemin était encore long.
Alors ils ont investi dans des chaussures, parce que tout le monde savait que ma mère n’allait pas se dégonfler.
Ernest s’est joint à elle. Lui avait fait du sport, du foot, pas mal de vélo. Son corps s’est souvenu des efforts, son corps n’était pas surpris.
Pour ma mère, chaque nouveau mètre était une nouveauté pour son corps qui devait apprendre à une vitesse inhabituelle. Alors il encaissait, il savait que c’était important.
Après quelques mois d’entraînement, de soins pour les pieds, d’apprentissage de la course à pied, ils ont tenté leur premier semi-marathon.
Un bon test pour se jauger.
Ma mère ne voulait pas compter les minutes. Elle n’avait qu’un but : passer la ligne d’arrivée.
Après plus de 2 heures de course, ma mère avait terminé son premier semi-marathon.
Elle pouvait être fière, mais elle savait qu’elle avait encore le double de kilomètres à réaliser.
Lorsqu’elle passe le vingtième kilomètres de son marathon, ma mère aimerait se dire que le plus dur a été fait.
Le plus dur reste hélas à faire.
Au trentième kilomètres, ma mère se plaint d’une douleur au pied. Elle admet qu’elle a mal depuis quelques kilomètres, mais ça va aller. Elle garde le sourire, mais ses traits sont tirés. Souffrir fait partie du sport. On a toujours mal quelque part. Mais la douleur est propre à chacun. Il est impossible de savoir ce qu’elle ressent.
Elle continue, alors je me dis que ça va.
Mais ça ne va pas vraiment. Elle s’arrête dans une tente médicalisée où on s’occupe d’elle. Les autres l’attendent, s’inquiètent un peu. Elle se fait masser, inspecter. Elle repart. Elle boite un peu. A-t-elle toujours boité ?
Les dix derniers kilomètres sont terribles. Elle court, elle marche, elle trotte, elle souffre. Elle n’a jamais connu une telle douleur, elle n’a jamais eu à gérer une blessure pareille. Est-ce que c’est normal de souffrir autant après tant de kilomètres ? Tout le monde semble souffrir. Les sourires sont tendus, tout le monde a hâte de terminer.
Mais la douleur est trop forte. Elle devrait abandonner. Maman, arrête-toi, c’est pas grave, tu as fait ton maximum.
Tout le monde le sait sauf elle.
Tout le monde a tort. Elle n’a pas encore fait son maximum.
Elle tient encore debout.
Un an.
Pendant un an elle a tout enduré. Les courbatures, les douleurs aux articulations, aux pieds, les ampoules, les frottements qui irritent la peau. Pendant un an, elle s’est préparée à ce moment, et ce n’est pas une douleur au pied qui va l’arrêter.
Son corps ne comprend pas. Son corps n’a jamais eu à subir cela. Il a beau chercher dans sa mémoire, jamais il n’a été soumis à pareille torture. Que se passe-t-il ? Pourquoi doit-il supporter ça ? Sera-t-il capable de le supporter davantage ? Va-t-il craquer ? N’est-il pas déjà en train de craquer ?
Le corps a craqué.
La tête a pris le relai.
Le temps passe. Après une certaine heure, les organisateurs arrêtent le décompte. S’ils arrivent trop tard, ils ne seront pas classés. Ils veulent la preuve qu’ils l’ont fait, c’est important. Avec le temps, certains souvenirs seront diffus puis oubliés. Mais la médaille leur rappellera toujours qu’ils avaient couru habillés en punks, les cheveux colorés, et qu’ils avaient passé la ligne d’arrivée, qu’ils étaient allés au bout.
Dans une tente médicalisée, il y a un ami kiné. Il s’occupe d’elle, la masse. Il la sait souffrante. Je regarde la scène, un peu inquiet. Ma mère souffre. Aucun enfant aime voir sa mère souffrir. Je voudrais que tout s’arrête. Qu’elle s’arrête. Il lui conseille de s’arrêter, que sa douleur n’est pas normale. Elle se lève, arrive à peine à poser le pied par terre.
Elle dit aux autres de ne pas l’attendre. Qu’ils doivent terminer, qu’elle sera derrière eux.
Le marathon se termine sur une ligne droite interminable qui longe l’estuaire de la Gironde. Ernest aime y pêcher les crevettes. Avec Fabrice, nous venions parfois jouer dans la maison abandonnée avant la raffinerie. Nous aimions nous y faire peur. Elle n’avait plus de toit, des arbres poussaient à l’intérieur, mais nous étions certains qu’elle était habitée. Sans doute par des bêtes.
Cette route semble sans fin. Elle commence Rue du Littoral à Saint Estèphe puis devient Boulevard Halimbourg à l’approche de Pauillac. Elle fait 7 Km, elle semble en faire 50.
Alors ma mère repart, Ernest l’accompagne, Diego et Cathy restent avec eux. Ma mère insiste pour qu’ils partent devant, pour qu’ils soient classés. A contre-cœur, mon oncle et ma tante leur donnent rendez-vous à la ligne d’arrivée.
Ma mère essaie de courir. C’est difficile. Elle se force. Marche, souffre en marchant, peut-être un peu moins car moins de poids est transféré sur son pied.
Elle n’abandonnera pas.
Je le sais.
Tout le monde le sait.
J’ai entendu parler de ces sportifs prêts à mourir pour arriver à leur but. Alpinistes des hauts-sommets, apnéistes – j’ai vu Le Grand Bleu –, boxeurs prêts à en découdre – j’ai vu Rocky. Je ne veux pas que ma mère meure pour un pari, je ne veux pas que ma mère meure pour me prouver qu’on ne doit jamais rien abandonner. Je le sais que trop bien, je t’ai vue maman te battre pour tes enfants, aurais-je dû te le signifier ?
Ils passent la raffinerie tandis que je pousse mon vélo. Nous passons la raffinerie en silence. Puis la vieille maison abandonnée en ruine. Je regarde l’estuaire sur la gauche, boueux, majestueux. Ma mère s’accroche, elle repart, elle veut finir.
La ligne d’arrivée se rapproche. Ils passent le Chenal du Gaet, arrivent sur les quais de Pauillac, ils courent sur la terre battue. Il y a des barrières pour les accompagner. Ma mère va y arriver. Le speaker à la voix fatiguée encourage les derniers arrivants.
6h12min15s.
Ma mère souffre depuis près de trois heures. Elle pleure à l’arrivée, sourit, souffre, est soulagée, pleure encore.
Elle l’a fait.
On découvrira quelques jours plus tard qu’elle avait une fracture au pied. Elle a pourtant continué. Elle a tenu parole. A gagné son pari.
Ma mère n’abandonne pas, elle n’est pas mon père.
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