L’étale – Nouvelle
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Le chien fut le premier à mettre les pattes dans l’eau. Il encouragea ses maîtres à en faire autant, mais ils devaient d’abord installer le piège à crabes. Alors le chien les retrouva pour vérifier s’ils faisaient tout bien comme il fallait, et surtout s’ils utilisaient les croquettes du chat comme appâts et non ses croquettes à lui.
Dans le petit port ostréicole de Cassy, la marée était presque haute. Dans une heure elle redescendrait calmement en suivant silencieusement les chenaux jusqu’à l’Océan. L’eau serait renouvelée, et tous les poissons et crustacés du Bassin d’Arcachon auraient une nouvelle eau toute propre pour faire leurs petites vies.
Enfin, c’est ce que pensait Jules.
Jules avait 8 ans. Il aimait venir ici avec Ernest, son beau-père, ainsi qu’avec son chien. Le caniche était toujours le plus emballé par la pêche aux crabes (c’était l’occasion pour lui de quitter la maison et de s’éloigner de ce foutu chat plein d’énergie), bien qu’il détestait se baigner. Il se contentait la plupart du temps d’aboyer au bord de l’eau pour exhorter ses maîtres à sortir de ce liquide imbuvable et sombre car ça ne lui paraissait pas naturel de nager comme ça et de mettre la tête en-dessous, et qui sait ce qu’il y avait comme bêtes à cet endroit?
Jules avait appelé le chien Cyclope, parce qu’il était né aveugle d’un œil, et que Jules avait découvert à ce moment-là les aventures d’Ulysse et qu’il avait pensé à l’appeler Argos, mais Argos était mort, et Jules n’imaginait pas que Cyclope puisse mourir un jour.
Tandis qu’Ernest préparait les appâts sous l’œil attentif de Cyclope, Jules sortait l’épuisette et le seau qu’il remplit d’eau. Les croquettes (du chat) bien ancrées au fond de la nasse, Ernest, aidé de Jules, laissa descendre la balance délicatement dans l’eau. Tous deux tenaient la corde, mais c’est Ernest qui contrôlait tout. Une fois au fond, ils attachèrent la corde à un piquet en bois que Jules aimait appeler « piquey » parce qu’il avait associé le Grand et Petit Piquey à ces types de piquets quand il en avait vu là-bas et que ça lui semblait logique.
A vrai dire, c’était juste un piquet en châtaigner non écorcé dont les ostréiculteurs se servaient pour maintenir les sacs d’huîtres. Il avait été posé là par on ne sait qui, peut-être un ostréiculteur qui ne savait pas où le mettre, peut-être un employé de mairie, peut-être Nérée, le vieux monsieur qui passait souvent par là regarder leurs prises et qui discutait avec Ernest de tout et de rien, de la pluie, des marées, de la lune, et parfois même des Girondins de Bordeaux.
C’était la fin du mois d’avril. Il faisait très beau, et Jules avait attendu impatiemment qu’Ernest revienne du travail pour ensuite partir à la pêche. Il avait fait ses devoirs, avait préparé le matériel, avait même pris une bouteille d’eau parce que la dernière fois ils avaient eu soif et que le robinet du port ne fonctionnait pas.
Quand Ernest arriva, il prit le temps d’embrasser la mère de Jules (Jules grimaça parce que quelle idée de s’embrasser comme ça tout le temps?), se changea, prit son maillot et promit qu’ils ne rentreraient pas trop tard. Il promettait toujours de ne pas rentrer tard, mais ils ne voyaient jamais le temps passer.
Dans la voiture, Jules avait eu le droit de s’asseoir devant, parce qu’ils n’allaient pas très loin et qu’il n’y avait jamais la police sur cette route. Alors Jules avait mis sa ceinture, et quand la voiture fut démarrée, Jules alluma l’autoradio. Il grimaça lorsqu’il reconnut la voix de Sardou, et il demanda à Ernest s’il pouvait changer de cassette, parce que Maman n’étant pas là, personne n’était obligé d’écouter du Michel Sardou. Ernest acquiesça et dit à Jules de mettre la radio. Alors Jules tourna le bouton et chercha une station qui plairait à tout le monde, sauf au chien qui n’avait pas son mot à dire sur la banquette arrière, parce que Maman disait que quand on était derrière dans la voiture, on ne pouvait pas choisir la musique ou la radio.
Jules s’arrêta sur une voix qui lui était familière, Ernest fit un geste de la main pour signifier que c’était la bonne radio. Le journaliste parlait des Girondins de Bordeaux. Que les Girondins méritaient de remonter, mais que maintenant, il fallait gagner la finale pour être champion de Division 2. Puis après ils parlèrent de leurs meilleurs joueurs, surtout leurs jeunes, comme Lizarazu et Dugarry, dont on disait qu’ils allaient avoir un bel avenir. Ernest fit la moue du gars pas convaincu par ces propos mais ne fit aucun commentaire.
Jules était fan de Lizarazu parce qu’ils jouaient tous les deux au même poste, mais Jules n’était pas gaucher et il le regrettait.
Quand ils arrivèrent au port, le chien descendit à toute hâte toucher l’eau et aboyer sur les poissons et crabes qu’il ne voyait pas et rejoint donc ses maîtres pour vérifier l’avancée des travaux.
Ernest et Jules furent satisfaits de la mise en place de leur piège, ils n’avaient plus qu’à attendre. Comme d’habitude, ils se mirent à l’eau par la cale de mise à l’eau.
La darse était maintenant complètement remplie d’eau ou presque, personne n’avait vérifié le coefficient ni l’heure exacte de la pleine mer. Ernest et Jules descendirent la pente de la cale qui donnait sur le chenal.
L’eau était fraîche (mais personne ne s’en plaignit parce qu’ils étaient trop heureux d’être là) mais il ne leur fallut que quelques secondes pour s’immerger totalement. Cyclope les surveillait tandis qu’ils s’éloignaient du bord. Ils se dirigeaient vers un ponton de bois de l’autre côté du chenal, d’où ils aimaient bien plonger. Ernest fut le premier dessus et aida Jules à grimper. Une fois ce dernier sur ses pieds, Ernest lui sourit et le poussa à l’eau. Jules hurla. Son dos frappa l’eau. Il ressortit rapidement la tête et jura qu’il se vengerait!
Cyclope, affolé par le hurlement de son maître, s’était jeté dans le liquide sombre et salé. Le caniche nagea en direction de Jules pour vérifier s’il allait bien. A hauteur de son maître, il lui tourna autour et revint, rassuré, vers le bord. Il se secoua et s’assit, satisfait, en direction de ses maîtres. Jules remonta sur le ponton tandis qu’Ernest plongeait. Ce dernier resta un moment sous l’eau ce qui inquiéta Cyclope. Le chien se dressa puis se rassit en voyant Ernest réapparaître. Jules sauta à l’eau complètement groupé pour faire la bombe la plus grosse possible, mais elle n’éclata pas beaucoup.
Il demanda à Ernest si sa bombe était grosse, et Ernest dit que oui, alors Jules remonta sur le ponton pour en faire une plus grosse encore. Cette fois elle était vraiment grosse et Jules le savait, alors il ne demanda pas.
Autour de la darse, au nord, les cabanes des ostréiculteurs commençaient à s’allumer tandis que le soleil semblait prévoir se cacher derrière le Banc D’arguin.
Ernest remarqua Nérée sur le quai, regardant la balance à crabes. Ernest nagea jusqu’au bord et rejoint Nérée qui le salua de la main.
Nérée était un vieil homme à la barbe blanche et aux rides creusées. Sel et soleil avaient abîmé son visage, mais ses yeux, bleus, restaient vifs et rieurs.
Nérée dit à Ernest qu’il était temps de lever la nasse alors Ernest s’exécuta et effectivement, Nérée avait raison, il y avait plein de crabes dedans, alors Ernest les plaça dans le seau. Jules arriva et regarda tous les crabes et il fit wahou!
Nérée salua Jules et lui demanda s’il pensait que les Girondins allaient gagner la finale, et Jules dit qu’il en était sûr et que Lizarazu marquerait un but, et Nérée lui dit que non, mais que Dogon oui. Il savait qu’il ferait plaisir à Jules en disant ça, parce que Jules aimait bien Jean-Luc Dogon, sans doute parce qu’il avait le même prénom qu’un de ses oncles.
Nérée ne se trompait jamais. Quand il annonçait qu’un joueur allait marquer, le joueur marquait. Quand il disait qu’il fallait remonter la balance à crabes, vous pouviez être sûr qu’il y avait plein de crabes à l’intérieur du filet. Personne ne comprenait comment Nérée faisait car il était impossible de voir le fond depuis le bord du quai, mais Nérée ne se trompait jamais.
Il donnait aussi les bons résultats des matchs de foot. Jules pensait que c’était un devin. Jules avait même remarqué que quand Nérée n’était pas là, la nasse n’était jamais très remplie de crabes.
Jules avait cru au début que c’était grâce à ses yeux bleus que Nérée pouvait voir le fond de l’eau, mais lui-même avait les yeux bleus et il n’y voyait rien du tout.
Ernest regarda l’heure et se dit qu’ils avaient le temps de remettre la balance dans l’eau. Alors il reprit quelques croquettes, en lança une vers le chien qui la méprisa, et tout le monde rigola.
Nérée et Ernest parlèrent un moment. Nérée lui parlait de l’état des huîtres, qu’il fallait faire attention, qu’un jour, avec toute cette pollution, elles ne seront plus mangeable, mais Ernest n’y croyait pas.
Jules les écoutait et ne savait pas vraiment qui croire. Nérée connaissait le Bassin mieux qui quiconque. Il savait où trouver les plus belles palourdes, il savait ramasser les bigorneaux sans s’enliser dans soixante centimètres de vase. Nérée savait tout ce qu’il fallait savoir, et si Nérée s’inquiétait de la pollution de l’eau et des huîtres, alors Nérée avait certainement raison. Mais Ernest avait de bons arguments. C’était la fin des années 80, plus personne ne polluait les mers dans notre pays, ça se saurait sinon. Nérée avait levé les yeux au ciel et tapé ses mains sur ses cuisses. Il soupira, secoua la tête et regarda Jules.
Il demanda à Jules ce qu’il en pensait, et Jules se rappela qu’il avait trouvé plein de déchets la semaine dernière sur la plage. Alors Jules dit qu’il n’aimait pas quand les plages étaient sales, et tout le monde acquiesça. Il fit remarquer que les gens jetaient leurs mégots dans le sable et que c’était dégueulasse, qu’il fallait être sacrément bête (Jules n’utilisait des adverbes que lorsqu’il était vraiment énervé) pour faire une chose pareille, et que quand il sera grand, il sera Maire ici, et les choses changeront.
Il y eut un silence.
Nérée lui sourit. Un sourire qui semblait ne pas tout dire, un sourire à la fois heureux et triste. Le genre de sourire qu’on fait à un enfant qui a des rêves qu’il ne réalisera jamais mais qu’il a raison de faire.
Il salua ses amis et continua son chemin. Il remonta vers le nord puis tourna à droite. Jules contempla la démarche lente du vieil homme et l’observa jusqu’à ce qu’il disparaisse.
Ernest regarda l’heure. Il leva les épaules et dit à Jules qu’ils partaient dans un quart d’heure et que s’il voulait encore se baigner, il ne fallait pas trop traîner. Mais Jules avait froid. Il s’emmitoufla dans sa serviette. La fraîcheur d’avril se faisait maintenant ressentir. Le soleil se couchait dans moins d’une heure. Jules passa un t-shirt et un pull et garda la serviette autour de sa taille.
Tout était silencieux maintenant. Le vent était tombé, les bateaux ne bougeaient plus, l’eau ne savait plus si elle devait continuer à monter ou commencer à descendre. L’étale de courant était atteinte, le temps semblait s’être arrêté.
Nérée, qui ouvrait la porte de chez lui, s’arrêta pour contempler le silence. Il ferma les yeux et soupira. Il pensa au petit Jules et à ses rêves. Il aurait aimé lui dire qu’il ne sera jamais Maire. Il aurait aimé lui dire que sa vie changerait bientôt, qu’il quitterait le Bassin d’Arcachon, qu’il se sentirait déraciné, qu’il ne pourrait plus pêcher les crabes le soir après l’école. Mais Nérée n’avait pas le droit de divulguer ce genre d’informations. Il ne pouvait pas dire tout ce qu’il savait. Il aurait été pris pour un fou de toute façon. Il ne pouvait pas dire à Jules qu’un jour il reviendrait et qu’il ne reconnaîtrait pas son pays. Il ne pouvait pas lui parler de son avenir, de ses peines, de ses pertes, de ses amours, de ses désillusions. Il ne pouvait pas le lui dire, parce qu’une vie ne se dévoile pas, elle se vit.
Jules contemplait l’horizon. Il aimait ce paysage, il le connaissait si bien, il ne connaissait que ça. Oh!, il avait vu d’autres ports comme celui de Saint Jean de Luz, mais il y sentait trop la sardine grillée. Il avait vu d’autres étendues d’eaux, l’Océan bien sûr, des lacs aussi, des images de mers lointaines, mais aucune mer n’était aussi belle que son Bassin. Aucune n’avait son odeur, aucune n’avait son ambiance.
Ernest remonta la balance mais elle était vide. Les croquettes avaient disparu. Il montra le filet à Jules qui sourit. Ernest sourit aussi en regardant ce petit bout d’homme attraper le seau rempli de crabes et le verser dans l’eau du port. Jules leur fit au revoir de la main et leur dit à la prochaine fois.
Les crabes tombèrent sur leurs pattes et partirent tous dans des directions différentes en jurant qu’on ne les reprendrait plus à manger de la bouffe pour chat.
C’était maintenant l’heure de rentrer. Jules savait qu’ils étaient en retard. Il savait aussi qu’Ernest ne se pressait pas parce qu’il aimait tout autant que lui ces moments. Alors il les faisait durer au maximum.
La voiture démarra, Jules n’alluma pas la radio, Cyclope regardait par la vitre arrière le port s’éloigner, Ernest restait silencieux. Ils reviendraient sûrement dans quelques jours, peut-être que cette fois ils repartiraient avec des crabes. Jules dit que ça serait bien qu’ils aillent à la pêche à la palourde ce week-end avec maman et Fabien, son grand frère, et Ernest dit que ça serait bien en effet.
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