Une vie avec Terminator – Nouvelle
Je n’ai pas beaucoup de certitudes dans la vie, mais ce dont je suis certain, c’est que Terminator est le meilleur film de tous les temps. Y’a bien des gens qui vous diront que le deuxième est meilleur que le premier, mais depuis quand devons-nous écouter des gens qui ne savent pas de quoi ils parlent ?
Depuis l’invention des éditorialistes télé j’imagine…
Tout a commencé un soir d’octobre, c’était un samedi. J’avais 14 ans et mes parents avaient décidé que j’étais à un âge où ils pouvaient me laisser seul avec mon petit frère de 10 ans. Ils me faisaient tellement confiance qu’ils avaient consenti à ce que nous allions choisir un film au vidéo-club du quartier.
Nous nous y sommes donc rendus, avons fouiller toutes les étagères, j’ai trainé près de la salle réservée aux adultes dans l’espoir d’apercevoir une jaquette de VHS un peu osée, et mon petit frère est venu me voir avec Terminator dans la main.
Ma mère m’avait dit de prendre un film pour enfants, et Terminator n’était interdit qu’au moins de 12 ans. En faisant la moyenne de nos âges, on avait bien 12 ans…
J’ai payé et nous sommes rentrés à la maison et avons attendu très sagement le départ de nos parents. Quand ils sont partis, nous avons fait chauffer la pizza et avons préparé nos plateaux télé. Quand notre repas fut enfin prêt, nous nous sommes installés dans le canapé et avons commencé à regarder le film.
Mon frère était le pire spectateur avec qui regarder un film. Il parlait tout le temps, posait des questions, ne supportait pas d’attendre le dénouement… Mais pour la première fois, il ne broncha pas. Pas parce que je l’avais menacé, mais parce que dès les premières images avec le vaisseau dans le futur, les lasers et l’énorme tank qui roule sur des crânes humains, il a été fasciné. Tout autant que moi. Si bien que nous avons mangé en silence et n’avons pas quitté l’écran des yeux sinon pour ciller de temps en temps.
Nous n’avions non seulement jamais été aussi effrayés, mais nous n’avions surtout jamais vu un truc aussi cool ! Après le film, nous sautions de joie partout tandis que la bande se rembobinait.
Nous avons relancé la cassette !
Nous avons eu le temps de le voir une seconde fois avant que mes parents ne rentrent. Et quand ils ont découvert ce que nous avions loué et que nous allions bien, et que par ailleurs nous étions hyper heureux, ils l’ont regardé avec nous le lendemain ! C’était le plus beau week-end de ma vie !
Quand nous avons rendu la cassette au vidéo-club, nous étions super tristes… Mais sur le chemin du retour, mon frère m’a demandé :
– Si tu pouvais revenir dans le passé, tu changerais quoi ?
C’était une question difficile, mais légitime. A 14 ans, mes seules préoccupations étaient de ne pas passer pour un imbécile aux yeux des autres, et plus particulièrement des filles.
– Je pense que si j’avais la possibilité de voyager dans le passé, j’oserais tout ! Et si je venais à me tromper, je reviendrais en arrière pour corriger mes erreurs et ne pas souffrir ou ne pas faire souffrir les autres.
– Par exemple, t’oserais dire à une fille que tu l’aimes et si elle t’aime pas, tu reviens en arrière ?
– Oui ! T’imagines comme ça serait génial ? Je n’aurais plus à me soucier du qu’en dira-t-on !
– Oui mais tu saurais quand même qu’elle t’aime pas…
– C’est vrai, mais elle ne pourrait pas se moquer de mes sentiments !
– Pourquoi les gens se moquent des sentiments ?
– Je sais pas… Peut-être parce qu’ils aiment blesser les autres…
– C’est nul…
Lui, il voyait plus grand. S’il pouvait revenir dans le passé, il jouerait au loto et deviendrait riche et n’irait plus à l’école et produirait d’autres films Terminator, peut-être une série, des jouets, des jeux vidéo, et surtout, il fabriquerait des robots pour nous protéger des robots tueurs du futur.
– Oui mais si tes robots se retournent contre les humains ?
– Impossible ! Mes robots respecteraient les 3 lois de la robotique[1] !
– Tu connais les lois de la robotique ? Lui dis-je, étonné.
– Oui, j’ai pris ton livre, j’ai lu la nouvelle hier…
– Cool ! Tu sais qu’il y a une loi zéro ?
– Non ?
– Si ! Créée par des robots ! Elle dit que les robots doivent tout faire pour ne pas porter préjudice à l’humanité ! Cela veut dire que si un robot doit choisir entre une vie humaine et le sort de l’humanité, il devra laisser l’être humain mourir…
– Pour sauver l’humanité ! Trop cool !
– Donc en fait, il suffirait de mettre dans toutes les Intelligences Artificielles que l’on crée ces quatre lois de la robotique ! Et on éviterait une apocalypse !
– Sauf si l’IA arrive à atteindre un tel niveau d’intelligence qu’elle trouve une faille dans ces lois, et là…
Au Noël suivant, nous avons demandé la VHS de Terminator, et comme nous avions découvert qu’il y avait une suite, nous avons aussi demandé la suite. Rien de plus ! On ne voulait rien d’autre qu’avoir le privilège de regarder Terminator encore et encore !
Et nous l’avons fait ! Nous connaissions toutes les répliques par cœur, nous nous prenions pour Kyle Reese sauvant le monde de l’arrivée des robots tueurs ! Et bien sûr, nous étions amoureux de Sarah Connor, mais nous ne nous l’avouions pas pour ne pas créer de jalousies.
Respect.
Mon frère, qui était jusqu’alors un insupportable morveux, est devenu grâce à ce film mon meilleur ami ! Nous avons appris à nous connaître et avons aimé découvrir plein d’autres films ensemble ! Il a lu tout Asimov, s’est passionné pour les robots et les Intelligences Artificielles et s’est mis à éplucher tous les livres de mathématiques qu’il pouvait trouver ! Son objectif était simple : il ferait des robots quand il serait grand.
Et malgré Terminator 2, Matrix, Robocop ou encore Le Géant de Fer, Terminator premier du nom restait notre film préféré, notre meilleur film de tous les temps !
En Première, je suis tombé amoureux de Marion qui était dans la même classe que moi. Elle était très jolie, et elle avait aussi une tête bien remplie, mieux remplie que la mienne, elle avait toujours les meilleures notes.
J’étais au CDI à bosser mes maths lorsqu’elle s’est pointée et m’a demandé si elle pouvait se joindre à moi. On était dans la même classe mais on n’avait jamais pris le temps de discuter, pas le même groupe d’amis. Elle voit que je bosse les maths et que j’en bave pas mal alors elle commence à m’aider, à m’expliquer, et elle est là, juste à côté de moi, et elle sent super bon avec son parfum de supermarché, un mélange de vanille, noix de coco, de rose peut-être, et à vrai dire, avec son genou qui cogne contre le mien, j’ai du mal à me concentrer, et une érection vient priver mon cerveau du sang nécessaire à la compréhension totale de cette nouvelle leçon.
Puis finalement tout se tasse, on fait nos devoirs ensemble, on sort du lycée ensemble, on discute pas mal, surtout des profs et des cours, on tombe d’accord pour dire que la prof d’anglais est une calamité, mais ça ne va pas plus loin.
Le lendemain, on se croise, on se sourit, mais rien de plus. Je me demande si j’ai fait quelque chose de mal, je n’ose aller la voir.
Une semaine plus tard, je suis de nouveau au CDI, même jour, même heure, même place, et la voilà qui revient. Sauf qu’elle s’installe plus loin et je suis perplexe et je ne comprends pas. Je me lève et vais vers elle.
– Tu ne veux pas qu’on bosse ensemble ?
– Tu veux toi ? Ai-je pour réponse.
– Bien sûr !
– Je pensais que tu ne voulais plus me parler…
– Pourquoi donc ?
– Je sais pas, tu ne m’as pas dit bonjour, tu ne m’as pas adressé la parole…
– Toi non plus…
– Comment ça ?
– Toi non plus tu n’es pas venue me parler…
– Je croyais que tu ne voulais pas me parler.
– Je croyais la même chose…
Elle sourit, rougit. On se sent bête.
Elle prend ses affaires et s’installe avec moi.
Mes notes ont très vite été meilleures, et je lui dois non seulement d’être passé en Terminale, mais aussi d’avoir eu mon Bac, mention bien.
On est sortis ensemble jusqu’à la fin du lycée, c’était vraiment chouette. Première véritable petite amie. On fait l’amour souvent, enfin aussi souvent qu’il est possible de le faire quand les parents de l’un ou de l’autre s’absentent.
Bien sûr, il y a un problème, elle n’aime pas Terminator. Ce n’est pas qu’elle n’aime pas, elle ne veut même pas le voir ! C’est incompréhensible et mon frère me fait comprendre que je n’ai aucun avenir avec cette fille !
– Tu ne peux être qu’avec une personne qui aime Terminator ! Sinon, cela serait abandonner tout ce en quoi tu crois ! Cela serait t’abandonner !
Mon frère était un poil dramatique…
Puis elle est admise à Science-Po Paris et me voilà comme un con, célibataire, seul. J’arrive à la fac à moitié bousillé. Je rêve qu’elle m’appelle, qu’elle rentre, qu’elle me dise qu’elle a fait une bêtise, que je suis l’homme de sa vie, qu’elle adore Terminator.
Elle m’écrit parfois des lettres où elle me raconte sa vie parisienne, combien son école est géniale, et combien les gens qu’elle rencontre sont tous hyper intéressants. Elle espère que je vais bien et je ne lui réponds pas, je ne veux plus entendre parler d’elle, non pas par rancune, mais parce que je veux l’oublier. Au fond de moi, je souhaite surtout qu’elle prenne conscience que tous les gens dont elle fait nouvellement connaissance ne sont pas aussi intéressants que moi, et qu’elle va alors prendre le premier train pour descendre à Bordeaux où je pourrais lui faire l’amour pour lui montrer combien je suis content de la voir et combien je l’aime.
Chez moi, le soir, je mets les mélodies les plus tristes que je connaisse dans mon lecteur mp3. Je crois en la thérapie par la douleur. Me faire mal à travers des chansons qui parlent d’amour, de déceptions, que sais-je encore ?, tant que cela accélère le processus.
Je commence avec les Crash Test Dummies, Just Shoot Me, Baby, bon dieu que j’aimerais qu’on m’achève !
Je passe à Loser de Beck pour me rappeler que je ne vaux pas grand-chose, bien que je n’aie en rien besoin de me le rappeler, mon cerveau, tous les matins, m’envoie des signaux dans ce sens : « Hey mec ! T’es qu’une grosse merde, ta copine est partie voir mieux ailleurs ! »
Puis après j’arrive à caser Lover Lover Lover de Leonard Cohen. Une chanson assez entrainante…
Ensuite je charge Five Years de Bowie, j’ai l’impression que ça fait cinq ans que je souffre… C’est donc ça un chagrin d’amour ? Bordel que c’est ridicule !
Je mets If des Pink Floyd, j’aimerais être quelqu’un d’autre…
Vient l’absurde envie d’écouter Radiohead, No Surprises, le truc qui t’enfonce tellement profond dans ta déprime, que si t’arrives encore à bouger, t’es champion mec.
Puis j’enchaine avec Joy Division, Love Will Tear Us Appart. Ça me vient de ma mère. Un classique. Merde, j’ai envie de chialer, et j’ai envie de tenir cette fille dans mes bras, l’écraser ou l’enlacer, je ne sais plus si je l’aime ou la déteste…
Toutes les chansons du monde ne m’auraient pas aidé… Seul le temps a atténué la douleur. Alors plutôt que d’aller en cours, j’ai trainé dans les cinémas de la ville, à zoner dans les séances à 30 Francs projetées à 11 heures.
Je suis devenu amer à cause de cette nana qui me dit qu’elle m’aime, que je suis l’homme de sa vie et qui va à Paris faire ses études et rencontrer des gens mieux que moi. Je l’imagine :
– Mon ex ? Je me demande comment j’ai pu rester aussi longtemps avec lui ! Il ne s’intéressait qu’au foot, aux BD, à la musique, au cinéma… Si, il lisait, de la SF ! La honte ! Mais il n’avait pas cette faculté d’analyse que nous avons dans notre grande école ! Il était gentil, mais c’était encore un gosse ! Fallait l’entendre parler des Girondins de Bordeaux ! Il allait au stade quand il était petit, et il trouvait ça génial ! Un jour il m’a emmené, les gens passent leur temps à insulter l’arbitre et les joueurs adverses ! Je vous dis ! L’antiquité romaine ! Ils pourraient tuer des joueurs qu’ils le feraient !
C’est vrai, je le ferais…
Avec le temps, je me suis rendu compte qu’elle n’avait jamais fait aucun effort pour comprendre mon univers. J’avais lu les livres qu’elle aimait, il y’en avait des biens, mais je me serais bien passé de lire E=MC² mon amour par exemple. D’ailleurs, je ne suis pas allé au bout. J’ai demandé à ma mère de me faire un résumé, bordel que c’était chiant comme bouquin ! J’ai fait des efforts, j’ai regardé ses films même, des trucs muets avec des décors tordus et tout. Quand je lui parlais de Terminator, elle me riait au nez et me disait :
– Je déteste ce genre de films débiles gonflés de testostérone !
Merde ! De la superbe science-fiction ! Et la saga Alien ? Vous savez ce qu’elle en disait ?
– On aurait mis Stallone à la place de Sigourney Weaver, ça aurait été du pareil au même ! On ne peut pas donner aux femmes des rôles où elles sont mises vraiment en valeur ?
Putain, mais elle en disait des conneries ! Une fois, elle a fait l’effort de lire une des BD de ma collection. Elle commence à lire Akira, vous voyez, un des plus grands classiques du manga, le truc qui fait l’unanimité, genre, personne au monde n’en dit du mal parce que ça saute aux yeux comme une évidence que c’est trop génial ! Et elle lit la moitié du premier tome et c’est déjà trop violent, et puis une société comme ça, ça ne peut pas arriver, et quel intérêt de lire ça ?
Quand j’ai raconté ça à mon frère, il s’est allongé sur son lit et s’est mis en position fœtale. On ne touche pas à Akira quoi…
Bref.
Quoiqu’il en soit, une fille qui dit du mal de Terminator ne mérite pas que je perde mon temps avec elle.
Depuis cette époque, Je n’aime pas les filles qui n’aiment pas Terminator.
Ma passion inconsidérée pour Terminator, je ne vais pas le cacher, a eu pour conséquence de ruiner ma sexualité durant ma première année à l’université. Faut dire qu’à la faculté d’anthropologie, les filles ne semblaient absolument pas ouvertes à des débats animés sur Terminator et la place de Skynet[2] dans les mythes fondateurs de la fin du 20e siècle. Avec le recul, je trouve cela bien dommage. Il était bien gentil Levi-Strauss, mais si les mythes sont des histoires qui cherchent à rendre compte de l’origine des êtres et du monde, du présent et de l’avenir, et qu’ils cherchent à traiter les problèmes d’aujourd’hui, alors Skynet en est.
J’avais eu beau l’expliquer, payer des verres à des filles très attirantes, la plupart du temps, il en résultait que soit Terminator c’était de la merde et qu’elles n’avaient pas de temps à perdre avec du cinéma de seconde zone, soit je disais que des conneries et que je devrais passer plus de temps à lire les livres du programme plutôt qu’à essayer de donner au mythe de Skynet une portée qu’il n’aura de toute façon jamais.
Face à tant de scepticisme, j’avais eu une réflexion profonde sur moi-même et j’en étais arrivé à la conclusion suivante : ce n’est pas comme ça que je vais baiser…
Après une année de disette sexuelle, j’avais commencé à me remettre véritablement en question. J’en avais presque fini avec Marion. Je continuais à l’idéaliser et à la détester, pour la forme et le principe, et puis elle m’a prévenu qu’elle rentrait à Bordeaux pour l’été. Nous ne nous étions pas vus depuis presque un an. J’avais refusé de la voir jusqu’alors parce que je ne voulais pas qu’elle pense que j’étais le bon toutou qui répondait par l’affirmative à tout ce qu’elle demandait. L’ego mal placé…
Nous nous étions donnés rendez-vous dans un parc. Je me vois encore l’attendre à écouter Fallen for You de Sheilla Nicholls. La musique me renvoyait à notre rencontre, à notre premier baiser, à notre première fois catastrophique, à notre premier je t’aime, et puis elle est arrivée, et bordel de merde, avec sa jupe toute légère, ses épaules dénudées, je redevenais le bon petit soldat amoureux prêt à tout pour un regard, pour un baiser. Elle était encore plus belle, elle n’était plus une adolescente, elle était une jeune femme. Moi qui n’avais jamais réussi à me voir encore comme un adulte, elle avait passé le cap sans mal. Elle me dit bonjour en appuyant chaque bise. Elle me demanda ce que j’écoutais, elle attrapa les écouteurs et les inséra dans ses oreilles. Ses yeux faisaient des va-et-vient entre le sol et mon visage. Elle semblait perplexe. Elle retira les écouteurs et me dit :
– Je ne connais pas… T’as toujours eu plus de culture musicale que moi !
– C’est vrai. Et aussi plus de culture cinématographique. Et aussi en BD et en sport…
Elle savait que je la provoquais. Elle savait aussi que je disais la vérité. Normalement, elle aurait dû me dire qu’elle avait plus de culture politique que moi et que c’était foutrement plus important et je lui aurais dit que je n’en étais pas sûr.
Elle se retint. Elle ne voulait pas qu’on s’engueule, elle n’était pas venue pour faire la guerre, pas venue pour se mesurer à moi.
Je ne pensais qu’à la serrer contre moi, qu’à lui faire l’amour, à tel point que j’étais prêt à faire l’impasse sur Terminator. Parfois, il faut aussi savoir mettre ses principes de côté quand prime l’intérêt général, surtout quand t’as pas fait l’amour depuis des mois…
Elle se disait très malheureuse, ne se faisait pas à la vie parisienne, elle regrettait notre séparation, je lui manquais. Je restais silencieux, je ne savais pas très bien quoi dire. Je n’étais pas touché par ses mots, c’était à elle d’assumer ses choix, et je n’avais aucunement l’intention de l’aider à se déculpabiliser. Elle regrettait notre séparation, la belle affaire. Elle avait eu des copains, jamais rien de sérieux me dit-elle. L’idée que d’autres mains que les miennes aient pu la toucher me mit mal à l’aise. Elle m’attrapa la main et m’embrassa.
On passa l’été ensemble. On se mit d’accord pour profiter du temps présent. On avait appris ça en regardant Le Cercle des Poètes Disparus bien que le message du film soit certainement un peu plus subtil que « Si on passait l’été à baiser ? ».
Elle est partie quelques jours avant la rentrée et le soir après son départ, mon frère est entré dans ma chambre et m’a montré le DVD de Terminator et nous avons regardé le film.
Après le film, comme à notre habitude, nous avons parlé de nos scènes préférées, des petits détails, de comment le film vieillit. Nous avons parlé de James Cameron, mais aussi de Schwarzenegger, qu’on pouvait critiquer certes, mais qui avait joué avec de grands réalisateurs malgré tout !
– Tu sais que le film est projeté au cinéma la semaine prochaine ? Me dit-il euphorique.
– C’est pas vrai ? Mais on a toujours rêvé de le voir au ciné !
– Faut qu’on y aille !
– Faut qu’on réserve les places !
– Tu crois que les parents accepteront que j’y aille ? C’est un soir de semaine…
– Mec… Ils viendront même avec nous !
– Cool ! J’ai tellement hâte ! Comme ça va être trop bien !!!
Il se leva et imita Schwarzy en robot tueur frappant à la porte d’une Sarah Connor. Il éclata de rire !
Pendant un instant, il n’était plus un adolescent de 15 ans, il redevenait le gosse de 10 ans fasciné par un film de science-fiction.
– Hé tu sais quoi ? J’ai réfléchi pour le voyage dans le temps ! Me dit-il.
– Tu as trouvé la solution pour qu’on puisse voyager dans le temps ?
– Ah nan ! Je parle de ce que je ferais si je pouvais remonter le temps !
– Ah ! Dis-moi !
– Je sauverais Caboum.
– Le chien ?
– Oui. J’empêcherais qu’il s’enfuie et il ne se ferait pas écraser.
– Il aurait quel âge aujourd’hui ?
– Huit ans…
– C’est une super idée !
– Et je reviendrais aussi au début de l’été pour te dire de ne pas te remettre avec Marion !
– Ah mais c’est pas pareil !
– Et pourquoi ?
– Tu comprendras quand tu seras grand !
– Je comprends que tu voulais juste baiser !
– Tu comprendras quand tu seras grand !!!
– Ça valait le coup ? Tu vas souffrir encore pendant un an ?
– Je ne crois pas non. C’est différent cette fois.
Le lendemain, c’était un samedi de septembre, il était plus de midi, mon frère ne se levait pas alors je suis allé le réveiller. J’ai allumé la lumière, je lui ai parlé, ai ouvert sa fenêtre et son volet. Il ne bougeait pas. J’ai tiré sa couette. Il ne bougeait pas. J’ai voulu le pincer mais en touchant son bras j’ai senti qu’il était froid.
J’ai appelé ma mère.
A la fac, il y avait cette fille que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas, mais que je croisais régulièrement dans les couloirs et qui avait la manie de me sourire, de me sourire à moi. Au début, j’avais cru que c’était une erreur, puis j’avais commencé par réellement croire que cette fille me souriait, me souriait à moi !
Jamais on ne m’avait souri de la sorte. J’avais bien eu droit à des regards en coin et à des sourires discrets, mais là le regard était franc, dirigé sur ma personne, et en plus le sourire était sincère.
Elle avait les cheveux bruns, elle était de taille moyenne, mince et sportive. Je le savais parce qu’elle avait toujours un sac de sport avec elle. Alors je faisais le malin et mettais en avant mon sac à moi les jours où j’avais basket les lundis et jeudis. Moi-aussi j’étais sportif ! Parfois, je prenais un gros livre avec moi, et plutôt que de le ranger dans mon sac à dos, je le portais à la main pour qu’elle puisse s’apercevoir que je lis des gros livres.
Je rêvais d’aller lui parler. Je rêvais d’entendre sa voix, je rêvais qu’elle me dise combien elle attendait ce moment depuis toujours… Je rêvais qu’elle vienne me parler, n’en pouvant plus du mystère que je faisais à répondre à ses sourires avec un sac de sport et un gros livre. Elle avait tous les éléments pour m’aborder, alors elle aurait dit :
– Bonjour ! Je vois que tu lis de gros livres, j’adore les gros livres !
J’aurais répondu que j’ai plein de gros livres chez moi et qu’elle ne serait pas déçue par mes gros livres…
Après un an de sourires et de regards insistants, j’ai fini par prendre mon courage à deux mains et ai remis au lendemain… Je n’étais plus à une journée près… J’étais d’ailleurs presque persuadé que je plaisais à cette fille, je n’avais donc plus qu’à la convaincre que j’étais un mec bien, drôle et raffiné.
J’avais tout prévu, comment lui parler, quoi lui dire, comment la regarder, comment lui sourire. Sauf qu’au moment de l’approcher, mon corps a eu la bonne idée de se mettre à trembler et à transpirer, mes lèvres sont devenues incontrôlables, et mes mains, au fond de mes poches, donnaient certainement l’impression que j’avais des morpions.
Je ne pouvais pas me rater, je n’avais toujours pas de machine à voyager dans le temps pour corriger mes erreurs…
Tout était clair dans ma tête pourtant ! Elle avait même un prénom, et d’après son physique, cette fille ne pouvait s’appeler qu’Alice.
J’avais bien préparé la scène, je lui aurais dit :
– Salut !
Et elle aurait répondu :
– Tu en as mis du temps pour venir me parler !
Ce à quoi j’aurais rétorqué plein d’humour et de bon sens :
– J’avais du lait sur le feu !
Elle aurait explosé de rire et m’aurait dit qu’elle m’avait toujours aimé !
C’était absurde.
Ou bien je lui aurais dit :
– Bonjour !
Et elle aurait répondu bonjour à son tour, il y aurait eu un silence timide, elle m’aurait pris la main et m’aurait dit :
– Tout va bien se passer…
Ou alors je lui aurais dit :
– Salut !
Elle aurait répondu :
– T’excite pas mec, c’étaient que des sourires !
Ou encore :
– T’en as mis du temps, je suis mariée maintenant, tant pis pour toi !
Ou enfin :
– T’es moins beau de près !
Sans aucune certitude, j’ai donc fini par me pointer face à elle. J’avais oublié mon texte, ne savais plus trop quoi dire… J’ai dit :
– Salut.
Elle a dit :
– Salut.
C’était un bon début.
– Je me permets de venir te parler parce que j’aimerais faire ta connaissance.
C’était venu tout seul, hors script, j’avais trouvé ça excellent en m’entendant parler. Pas lourd, pas trop direct, contact amical.
– Ça serait avec plaisir ! Répondit-elle.
Mon corps voulait danser.
– Mais je te préviens, continua-t-elle, j’ai rompu avec mon copain hier.
Comment ça son copain ? La semaine d’avant, elle me souriait encore ! Comment pouvait-elle avoir un copain ?
– OK, dis-je. Je me disais qu’on… je sais pas… on pourrait aller boire un verre à l’occasion…
– Oui, bonne idée !
Tu parlais d’une bonne idée… Il n’y a jamais rien eu de plus banal que d’aller boire un coup…
– Et tu t’appelles comment ? (J’étais certain qu’elle dirait Alice.)
– Aliénor.
(Pas loin, j’avais 3 lettres !)
– Et toi ? Me demanda-t-elle.
– Jules.
– Donne-moi ton numéro Jules, je te contacterai.
Tous mes amis m’ont dit qu’elle n’allait jamais me contacter, et après cinq longs jours, j’ai reçu un texto.
On s’est vus, on a bu un coup, on a mangé ensemble à la fac, parfois en tête à tête, parfois avec ses amis. Je ne savais pas quoi dire, je ne sais jamais trop quoi dire à des gens que je viens de rencontrer. J’avais envie de parler de Terminator mais c’est un sujet clivant… Alors je me taisais. Quand vous ne parlez pas, les gens pensent que tu les prends de haut. Elle ne m’a jamais rien reproché. On a beaucoup échangé par emails. Tous les jours on s’écrivait. On a appris à se connaître ainsi. J’ai parlé de mon frère, de Terminator, des films, des livres que j’aime… Elle aimait danser, faire du sport, sortir, étudier.
Cela faisait quelques semaines, quelques mois qu’on correspondait. On se voyait régulièrement, j’étais patient, j’étais persuadé que ce qu’on partageait était très fort et qu’elle finirait par engager avec moi une relation charnelle, parce que la logique imposait cela, la logique voulait qu’en étant aussi proches l’un de l’autre on finisse par être ensemble.
Cela n’est jamais arrivé.
Un jour, elle m’a avoué qu’elle avait un copain. Comme ça, paf dans ta gueule ! On était en train de se balader dans le Vieux Bordeaux, et elle a lâché ça. Je l’ai pris en pleine tête, bam !, prends ça crétin !
Elle s’était remise avec son ex…
Elle savait que ce n’était pas anodin tout ce qu’on partageait jusqu’alors, et elle savait que cela changerait notre relation.
– Je t’aime, me dit-elle, mais je ne suis pas amoureuse de toi.
– Quoi ?
Je me rappelle parfaitement de ses mots.
– Tu es un garçon brillant. Tu es intelligent, vif, cultivé. Tu es drôle. Mais… tu es… sombre. Tu ne crois pas que la vie peut apporter de belles choses. Un jour tu tomberas amoureux d’une femme qui t’aime en retour, et tu comprendras.
Je me suis senti trahi. Je sais c’est nul, mais je l’ai vécu ainsi. Elle avait préparé son discours, s’était convaincue qu’elle devait me le dire de vive voix, qu’elle me devait bien ça. J’aurais vraiment préféré qu’elle me l’écrive, cela m’aurait évité d’avoir à faire semblant que ça ne me touchait pas.
J’étais anéanti. Je lui avais tout donné, m’étais ouvert comme jamais, et résultat…
J’ai compris néanmoins quelque chose : que ma capacité à me projeter vers des vies fantasmées m’esseulait. Pendant plus de six mois j’ai pensé quotidiennement à cette fille. Elle était mon unique raison de vivre, chaque mail me régénérait, chaque sourire, chaque regard me donnait l’impression que la vie méritait d’être vécue, que les malheurs étaient derrière moi. J’imaginais un amour infini, des voyages, une vie de famille, une vie sociale, visiter des musées, faire l’amour. Et pourtant, jamais je n’ai tenté quoique ce soit avec elle.
Cela m’était impossible.
J’étais trop effrayé.
Et si je la perdais elle-aussi ? Si elle m’abandonnait elle-aussi ?
Bien que je me fusse ouvert à elle comme à personne d’autre, j’avais bâti une barrière de sécurité entre elle et moi, une ligne de démarcation à ne pas dépasser. Jamais je n’ai voulu avoir une réelle intimité avec elle. Elle m’attirait, ce n’était pas le problème, mais je ne pouvais pas me livrer corps et âme à elle parce que le risque de la perdre était trop présent. Elle pouvait mourir du jour au lendemain, elle pouvait me quitter, pire, détester Terminator. Dans une relation, si vous ne donnez pas tout, n’attendez pas qu’on vous donne tout en retour.
Je n’étais pas la bonne personne pour elle, ni pour un temps ni pour longtemps. Tout semblait parfait en surface, deux personnes qui s’apprécient, qui aiment se parler, être ensemble, qui s’aiment… Mais l’amour s’exprime de bien des façons et n’a pas forcément à s’exprimer de façon charnelle. C’était un véritable amour platonique. Précieux. Qui dure.
Le soir de cette conversation, elle m’a écrit un petit email. Elle concluait ainsi : « J’espère un jour que tu seras heureux. »
Je n’ai jamais bien compris ce que ça veut dire être heureux. Les gens heureux sont-ils sans arrêt euphoriques ? Ont-ils des coups de mou ou tout est toujours facile et génial pour eux ? J’ai toujours pensé que pour être heureux, il fallait être complètement égocentrique. Une société qui tend au bonheur est une société qui tend à se fermer sur elle-même. J’ai du mal à être heureux quand je vois ce qui se passe autour de moi. Comment pourrais-je me satisfaire de mon existence quand les privilèges dont je jouis sont justement des privilèges ? Comment être heureux quand tout le monde ne peut avoir des conditions de vie proches des miennes ? Quand on est heureux, on l’est pour quelles raisons ? Pour sa vie de famille ? Sa réussite professionnelle ? Parce qu’on est amoureux ? Parce qu’on a les derniers objets technologiques ? Putain, c’est quoi le bonheur sinon un sentiment égotiste ?
L’année suivant le décès de mon frère, je ne suis pas beaucoup allé en cours… J’ai surtout beaucoup lu et regardé beaucoup de films. Je n’avais qu’un besoin : m’évader. Quitter cette réalité qui me prenait mon petit frère, cet être génial, intelligent, gentil, mort d’une rupture d’anévrisme à 15 ans.
Je me disais néanmoins qu’un jour ça me servirait de voir tous ces films, que j’écrirais des scénarii pour Hollywood. Ma mère m’avait même offert un livre sur comment écrire pour le cinéma.
Quand je ne regardais pas un film, je lisais une BD. Alors ma mère m’avait acheté un livre sur comment réaliser une bande dessinée.
J’ai donc recommencé ma deuxième année d’anthropologie. Et c’est là que j’ai rencontré une fille qui me mit dans tous mes états. Le genre de nana qui vous donne l’impression de n’avoir jamais aimé avant. Le genre de nana qui va vous détruire sans le vouloir parce que vous ne contrôlez plus rien.
C’était ce genre-là.
Entre-temps, je vous passe les rencontres, les quelques petites amies de passage, des trucs sans importance, et puis j’ai oublié leurs prénoms, et puis ça n’a pas grand intérêt de juste parler de cul, vous en conviendrez. En même temps, je suis un romantique, je préfère étaler mes glorieux sentiments qu’expliquer comment j’ai accumulé les histoires sans intérêt dans le but non avouable de me sentir vivant… Bon, je vois que ça vous intéresse, j’ouvre donc une courte parenthèse.
(Je me suis remis d’Aliénor assez rapidement. Un ami m’a présenté Betty – dont j’invente le prénom – qui était très jolie et très gentille. Betty avait néanmoins un gros défaut : elle parlait beaucoup, très beaucoup, de tout, de rien surtout, de gens que je ne connaissais pas, de choses sans intérêt. Betty était coiffeuse, Betty travaillait déjà, elle recevait un salaire, Betty était classe, elle me payait des repas au resto, Betty n’était pas vieux jeu. Betty elle était cool, mais Betty parlait trop, envoyait tout le temps des textos, et si je ne répondais pas dans les cinq minutes, Betty m’appelait. Betty a pleuré quand je l’ai quittée. Après cinq semaines où on n’a rien partagé sinon des repas et quelques chaudes nuits, Betty a pleuré en disant que j’étais l’homme de sa vie. Betty s’est mariée un an après. Puis il y a eu Cassy – dont j’invente le prénom aussi – qui était moins jolie que Betty mais qui était quand même pas mal du tout. Cassy faisait des études dans je ne sais plus quoi, enfin, elle était inscrite à la fac, mais elle n’aimait pas ça. Elle avait prévu de faire le tour du monde, mais elle n’avait pas d’argent. Elle a vite fait le tour de la question avec moi Cassy. Une semaine après, elle me quittait pour se remettre avec son ex qui était l’homme de sa vie, homme de sa vie qu’elle quittait quinze jours plus tard pour se mettre avec une jeune femme qu’elle n’a jamais plus quitté, la femme de sa vie. Enfin il y a eu Debby – dont j’invente le prénom vous l’aurez compris – qui était moins jolie que Betty et Cassy, mais quand même assez jolie. Debby était gentille, très gentille, sympa, très sympa, drôle, très drôle. Debby était énergique et souriante. Avec Debby, ça collait bien. Elle était étudiante, du genre qui étudie, qui se met la pression pour réussir. Faut dire que Debby, elle n’avait pas la vie facile. Elle devait bosser pour pouvoir étudier, elle faisait plus d’efforts que nombre de ses camarades, je l’admirais Debby. Comme on s’était rencontrés après la fin des cours, Debby, avec son mi-temps, elle avait la moitié du temps pour moi, alors on discutait beaucoup, et surtout on baisait. Betty et Cassy, au lit, ce n’était pas trop ça, avec Debby ça collait. Quand juillet est arrivé, Debby, avec qui j’étais depuis un mois, m’a dit qu’elle m’aimait mais qu’elle partait travailler pendant deux mois dans un centre de vacances. On a convenu qu’on était bien ensemble, Debby et moi, c’est vrai qu’on l’était. Alors Debby est partie, et deux mois plus tard, en septembre, on n’avait plus grand chose à se dire, parce que Debby avait rencontré d’autres garçons, et que moi, je n’avais pas rencontré d’autres filles, et puis, on n’avait pas convenu quoi que ce soit, alors elle en avait conclu qu’elle pouvait m’aimer et baiser avec d’autres types. J’ai dit :
– Debby, t’es débile !
Et elle n’a pas apprécié.
Avec Debby c’était fini.)
Je referme la parenthèse et en reviens donc à cette fille qui m’a mis dans tous mes états…
Tout a commencé alors que j’étais à la bibliothèque (on fait beaucoup de rencontres à la bibliothèque). Je faisais quelques recherches sur un exposé que j’avais à présenter le lendemain (j’avais toujours la fâcheuse habitude de les faire au dernier moment), et pendant que je pointais du doigt les livres qui s’offraient à moi dans les rayonnages, une douce petite voix m’a sorti de mes fouilles.
– Salut. On est en cours ensemble non ?
C’était elle ! Là, devant moi, et elle me connaissait ! Enfin, elle savait que j’étais en cours avec elle et que j’existais !
– Euh… Salut… Oui, on partage quelques cours…
– Je savais bien que je connaissais cette tête ! Dit-elle enjouée.
– Bé oui, c’est ma tête, je l’ai depuis longtemps, j’ai pas choisi hein, va pas croire que ça m’amuse d’avoir cette tête, c’est comme ça, j’y peux rien hein ! Lui répondis-je amusé.
– Ah mais je te reprochais pas d’avoir cette tête ! Tant pis pour toi si t’as cette tête, c’est la vie, faut faire avec ! Dit-elle rieuse.
– Tout à fait ! Je l’aime bien en plus, je veux dire, je l’adore pas, mais je m’y suis habitué, j’y suis attaché, je ne me vois pas en changer…
– Oh non, ça serait dommage… Dit-elle un sourire en coin. Et tu t’appelles comment ?
– Jules ! Et toi ?
– Barbara. Barbara Ann.
– Sans rire ?
– Oui…
– Tes parents sont formidables !
– Tu trouves ? J’ai parfois du mal avec mon prénom…
– C’est à cause des Regents ou des Beach Boys ?
– Tu connais The Regents ?
– Je sais qu’ils sont à l’origine de la chanson… Mais j’avoue préférer la version des Beach Boys !
– C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui sait ça !
– L’enveloppe de ma tête renferme bien des trésors !
– Ah ah ! Je vois ça ! Mais c’est à cause des Beach Boys, mon père est fan.
– Un homme de goût ! Tu aurais aussi pu t’appeler Caroline, en plus la chanson est sublime !
– J’aurais préféré… Au collège, en sixième, un prof de musique a décidé d’expliquer d’où venait mon prénom et on a chanté la chanson…
– Ah ouais… Dur.
– On m’a appelé Babybel pendant tout le collège. J’ai détesté mes parents pour ça. Enfin, on va pas parler de mes déboires d’adolescente, ça va vite être rasoir !
Rasoir ! Elle avait dit rasoir ! Je n’avais plus entendu cette expression depuis que j’étais en âge de nager tout seul – et j’ai nagé très tôt tout seul. Et dans sa bouche, ça n’avait rien de vieillot, au contraire, c’était tellement charmant, j’étais déjà conquis, la fille, elle osait sortir des expressions d’un autre temps, et elle le faisait sans rougir.
C’est ça la classe.
– Tu cherches des livres toi-aussi ? Lui dis-je pour changer de sujet.
C’est vrai, qu’est-ce qu’elle pourrait faire d’autre dans une foutue bibliothèque que de chercher de foutus livres ? L’art de passer pour un imbécile… Si je pouvais revenir en arrière, je poserais une question moins idiote…
– Oui, j’ai vu qu’il y avait un livre de la bibliographie d’un exposé que je dois présenter pour le cours sur les diversités culturelles. C’est un peu barbant, mais bon…
Barbant ! Elle avait dit barbant ! Pas chiant ou même rasoir ! Barbant ! Merde ! Elle maîtrisait de toute évidence le champ lexical de la pilosité faciale.
– Ah ouais ! Pas mon cours préféré… Je le trouve… Comment tu dis ? Rasoir ?
– Te moque pas !
– Je ne me moque pas…
– Si, un peu… C’est la faute à ma maman, elle ne disait jamais de gros mots…
– Tu ne dis jamais de gros mots du coup ?
– Jamais en public !
– Jésus-Marie-Joseph ! Que ça doit être… barbant !
– Jésus-Marie-Joseph ? J’en suis pas là quand même ! Ce n’est pas parce que je ne dis pas de gros mots que je suis catho !
– Ah tant mieux ! Parce que mon expression favorite c’est… Euh non, laisse tomber…
– Si si ! Je peux tout entendre ! Je ne suis pas prude ! C’est juste que je fais attention à ne pas être vulgaire… Alors c’est quoi ?
– Euh… Tu sais quoi ? Je te le dirais une autre fois, si on se croise de nouveau, ce genre de choses…
– On a cours ensemble demain !
On a parlé un petit moment puis j’ai dû me remettre au travail, parce que même si je n’ai jamais visé l’excellence dans mes études, parce que ça m’emmerdait (j’avais l’impression de perdre mon temps), il fallait faire le minimum pour arriver à mes fins, et mes fins étaient d’éviter de tomber totalement dans la médiocrité.
Le lendemain, je me tenais devant une salle d’une trentaine de personnes, leurs yeux rivés sur moi, et surtout ceux de Barbara Ann, et ça me faisait un petit quelque chose un peu chaud de connaitre cette jolie nana, et qu’après le cours j’allais lui dire que mon expression préférée est « que Dieu me tripote », ce qui, vous en conviendrez, n’était pas très élégant. Pendant que je présentais mon exposé, je cherchais le ton juste pour lui dire mon expression, lui montrer que c’était second degré, que j’étais second degré, que je me moquais de moi-même. Je voulais qu’elle voie en moi un homme rempli d’autodérision.
J’ai conclu mon exposé, j’ai demandé s’il y avait des questions, il y en avait, il y en a toujours, il y a toujours la première de la classe qui a quelque chose à dire parce qu’elle a envie que le ou la prof la remarque, et j’ai répondu à sa question en lui disant que je l’avais souligné dans mon exposé, et paf ! dans ta gueule la première de la classe, fallait écouter !
– Ah oui mais c’était pas très clair !, a-t-elle osé dire.
J’étais fou !
Et puis Barbara Ann, installée au dernier rang a dit :
– Pour moi c’était très clair…
Les autres ont acquiescé de la tête, la première de la classe a rougi, et j’ai juste eu envie de foncer prendre Barbara Ann dans mes bras.
Je me suis contenté d’aller à ma place, j’ai croisé le regard de Barbara Ann, elle m’a souri, et j’ai souri et j’ai attendu patiemment la fin du cours.
Elle m’a attendu devant la porte, m’a demandé ce que je faisais après, et je lui ai dit que je n’avais rien de prévu. Alors on a pris le bus jusqu’en ville et on a bu un coup dans un bar. Je n’ai pas osé lui dire que je déteste boire des coups dans des bars parce que c’est horriblement cher, et que je ne vois pas l’intérêt de se ruiner pour boire une boisson dans laquelle il y a trop de glaçons. Mais je ne voulais pas tout gâcher, alors j’ai bu mon coca, elle a bu son thé, et on a discuté, et c’était cool, elle était sympa, curieuse, rigolote, et putain, elle était séduisante ! Je ne pouvais la quitter du regard, je mémorisais chaque trait de son visage, et je me voyais déjà dix ans plus tard à partager ma vie avec elle, elle rentrerait le soir et j’aurais préparé le repas et elle adorerait que je fasse la cuisine, et elle me ferait l’amour, même fatiguée, parce que son désir pour moi serait plus fort que la fatigue.
Néanmoins, pendant qu’on parlait, une question existentielle me taraudait, le genre que t’es obligé de poser, parce que ça décide de ce que va être ta relation avec cette personne.
Alors je lui ai dit :
– Je ne veux pas changer de sujet hein, mais, qu’est-ce que tu penses de Terminator ?
Elle s’est arrêtée de parler, abasourdie, et elle a éclaté de rire.
– T’es vraiment rigolo !
Et elle est passée à autre chose.
Quand on s’est embrassés la première fois, je ne savais pas si elle aimait Terminator. La deuxième fois non plus. Ni les fois d’après. Quand on a fait l’amour pour la première fois, je n’avais aucune idée de sa position sur le film de Cameron. C’était épuisant de ne pas savoir. Je pense que c’est ce qui a bouffé notre relation, et certainement aussi parce que je n’étais pas assez heureux pour elle-aussi…
Cette histoire n’a duré qu’un mois. Ce n’est pas moi qui y ai mis un terme, vous vous en doutez. On sortait d’un cours, on marchait dans un couloir, elle s’est arrêtée, a lâché ma main et m’a dit :
– Je pense qu’il vaudrait mieux qu’on se sépare.
Paf ! Dans ta tête Jules ! Tu l’as pas vu venir celle-là ! La veille tu faisais l’amour avec cette magnifique et extraordinaire femme, et le lendemain elle te dégageait…
Comment ça tu penses qu’on devrait se séparer ? D’où tu sors cette pensée d’abord ? Comment elle t’est venue à l’esprit ?
– Euh… Si c’est ce que tu veux… Lui dis-je désemparé.
– Je pense que c’est mieux oui.
– Est-ce que j’ai fait quelque chose…
– Non… Tu es génial… Mais… Tu vois la vie d’une façon trop sombre, ou trop réaliste… Et je ne me vois pas construire quelque chose avec toi. Ça me fait peur. Parfois, j’ai l’impression que tu es ailleurs… Je te sens souvent absent alors que tu es physiquement là…
Elle avait raison. J’étais souvent absent, concentré davantage à m’évader par la pensée qu’à vivre pleinement et intensément le moment. La réalité m’ennuie… C’est peut-être absurde, mais j’ai le sentiment d’apprécier encore plus l’instant lorsque je m’égare dans mes pensées ou quand je lis un bon livre ou regarde un bon film. Barbara Ann avait raison, j’étais un garçon obscur et en colère. Et toutes ces évasions visaient à étouffer ces émotions.
Tout aurait pu s’arrêter là, et puis non… Je suis tombé amoureux d’elle… Cela m’est tombé dessus comme quand… on tombe amoureux… J’ai essayé de la récupérer, mais c’était peine perdue. Et puis ça m’arrangeait aussi un peu. Quand tu as une personne dans le cœur, tu ne peux pas t’engager avec une autre. Du coup j’ai repris ma vie de célibataire, ai croisé des Elly, des Fanny, des Gaby et ça m’a suffi ! Je vivais secrètement un amour sincère et solitaire pour une fille qui continuait à vivre sa vie sans moi, avec des hommes plus rayonnants. Je ne pouvais l’en blâmer, c’était compréhensible. On se croisait de temps en temps, on discutait, mais c’était très superficiel… Elle avait mis entre elle et moi une distance infranchissable.
Tout aurait pu s’arrêter là donc, j’aurais pu essayer de l’oublier, trouver d’autres filles à aimer, mais ce n’était pas aussi simple. Je rencontrais des filles et je n’y arrivais pas, je n’arrivais pas à m’intéresser à elles, je ne voulais pas d’elles, j’en voulais une autre. Alors je suis tombé dans un confort embarrassant, de ceux qui te protègent de tout risque. Ne voulant pas revivre une déception amoureuse, j’ai gardé Barbara Ann bien au chaud dans mes pensées et me suis convaincu qu’un jour on se retrouverait… quand j’irai mieux.
Un an plus tard, On s’est croisés par hasard dans une soirée. A ce moment-là, je fréquentais une Cathy que j’avais rencontrée dans un concert des Eels. On avait beaucoup parlé durant le spectacle et on s’était embrassés sur That Look You Give That Guy. C’était cool. On se disait que ça ferait une belle histoire à raconter quand on aurait des enfants. Deux mois après je la quittais… Elle n’aimait pas Terminator…
C’est important de vivre selon ses principes, mon petit frère me l’avait appris.
Donc je suis à cette soirée, et je m’ennuie. Je regarde les CD que notre hôte va passer, y’a des trucs sympas, je regarde sa bibliothèque, clairement des livres imbuvables pour se donner de la consistance… Il passe Black Rebel Motorcycle Club, Spread Love, subtil le message mec… Il dit que c’est un truc tout nouveau, underground. Il se la pète. Puis après il passe Last Nite des Strokes, il dit que c’est du Rock rétro, mais ça a quelques années, c’est idiot.
Tout le monde se met à danser.
Pas moi.
Barbara Ann danse, elle est sublime, il y a plein de mecs autour d’elle. On dirait des mouches qui tournent autour d’une ampoule. Pourquoi je ne danse pas ? Pourquoi je ne suis pas un de ces mecs déculpabilisé, ne souffrant d’aucune concurrence, tentant sa chance ?
J’imagine que c’est à cause de ma dignité.
Le plus triste peut-être, c’est qu’elle semble n’en avoir rien à faire de ces mecs. Elle danse libérée, sans se soucier des autres, de ce qu’il se passe autour d’elle.
Quand vous ne buvez pas, les soirées étudiantes, ça devient vite ennuyeux. Au bout de deux heures, je décide de partir sans rien dire, je quitte l’appartement, je descends les escaliers, mets les écouteurs dans les oreilles et sélectionne Gone for Good des Shins. J’aime bien les notes de fond un peu Country de cette chanson. Je me dis qu’il est vraiment temps que je tourne la page avec Barbara Ann.
Dans la rue, je sens qu’on tire mon bras. Il fait nuit et j’ai peur qu’on m’agresse.
Peut-être est-ce un homme venant du futur pour me prévenir qu’un robot me cherche pour me tuer, moi le chef de la Résistance, moi la lumière de l’humanité ? Que c’est mon destin toutes ces souffrances et qu’elles vont faire de moi un chef charismatique qui sauvera l’humanité des robots tueurs. Peut-être que j’ai moi-même envoyé cet homme pour me prévenir de me méfier des robots tueurs qui veulent ma peau ?
Je me retourne sur la défensive.
C’est Barbara Ann. Elle est bien trop belle pour être un robot tueur.
Et puis, si j’avais été le chef de la Résistance et que j’avais une machine à voyager dans le temps, la première chose que j’aurais faite aurait été de sauver mon frère. Puis une fois sauvé, nous aurions sauvé le chien.
– Tu pars tôt !
– Je m’ennuie…
– Oui j’ai cru comprendre… Tu as toujours de la musique dans les oreilles, c’est rigolo. C’est quoi ?
J’aime bien quand elle dit « c’est rigolo ».
Je lui fais écouter et elle aime bien.
– C’est quoi la suivante ?
Je regarde l’écran, clique sur avancer.
– Let’s Dance.
– Bowie ?
– Une reprise par M. Ward.
– Fais-moi écouter, j’adore Bowie !
Elle a les deux écouteurs aux oreilles, c’est la nuit, nous sommes sur un trottoir, des voitures passent. Je la regarde écouter attentivement. Je me dis que ça va durer quelques secondes… mais pendant cinq minutes, elle me regarde dans les yeux en écoutant le morceau et plus rien n’existe autour de moi.
Elle retire les écouteurs et me les tend.
– J’aime beaucoup, c’est très beau !
– Je pourrai te graver l’album si tu veux…
– Oh, tu ferais ça ?
– Oui… Pourquoi pas ?
– Disons que depuis que je t’ai quitté… Tu m’évites un peu…
– Pas plus que toi… je crois.
– Je sais pas, j’ai cru sentir que tu ne voulais pas qu’on soit amis… Dit-elle vraisemblablement déçue.
– Je ne voulais pas te donner cette impression, je suis désolé…
– Non, c’est sans doute aussi ma faute… J’ai pensé à toi hier…
– Vraiment ? Pourquoi donc ? Dis-je un peu surpris.
– Tu ne dois pas t’en souvenir, mais lors de notre premier rendez-vous, tu m’as posé une question sur Terminator. Tu m’as demandé si j’aimais le film et ça m’avait fait rire !
– Je me souviens oui…
– Et hier, j’ai vu qu’il était diffusé dans un cinéma. Et je me suis dit que je ne l’avais jamais vu et que c’est quand même un classique et que peut-être tu aimerais le voir avec moi…
– Voir Terminator avec toi ?
– Oui… Si tu veux… Te sens pas obligé…
– Avec mon frère, on rêvait de le voir au cinéma…
– Viens avec ton frère, y’a pas de souci !
– Mon frère est mort Barbara Ann.
– Je… Je suis désolée… C’est arrivé quand ?
– Il y a deux ans environ.
– Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
C’est vrai ça, pourquoi ne lui en avais-je jamais parlé ? Pourquoi n’avais-je pas dit à cette femme que j’admirais et aimais tant, la chose la plus importante de ma vie ?
Si vous ne dites pas à quelqu’un qui vous êtes, ce qui vous a fait, alors comment peut-elle deviner ? Comment peut-elle deviner que si vous êtes sombre et en colère, c’est parce que vous êtes encore en deuil et que votre petit frère et meilleur ami vous manque ?
Nous sommes allés voir le film. J’ai acheté une place pour mon frère. Un ticket pour lui que j’ai glissé dans la vieille VHS usée.
Barbara Anna a bien aimé le film. Il n’est pas devenu son film préféré, mais elle a compris pourquoi nous l’aimions tant mon frère et moi. Les effets spéciaux, l’ambiance, le maquillage, l’histoire…
J’ai fini par lui parler de mon petit frère. Nous avons passé la nuit à discuter, de tout de rien. De ses rêves, des miens, de ses ambitions, de ses désirs, de ses regrets. J’en faisais partie.
Cette nuit-là, ma vie a changé du tout au tout et je me réveille désormais chaque jour à ses côtés. J’ai souvent les Beach Boys dans la tête, mais c’est un mal pour un bien.
Terminator reste mon film préféré de tous les temps, ce n’est pas le film favori de Barbara Ann, mais ce n’est pas grave. Elle l’aime bien, c’est déjà ça.
C’est un film qui appartient à des millions de personnes, à mon frère et à moi, notre film, nos souvenirs, notre univers. Personne ne pourra jamais nous le prendre.
[1] Révélées pour la première fois dans la nouvelle d’Isaac Asimov : Cercle vicieux
1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger ;
2. Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi ;
3. Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.
[2] Si malgré la lecture des présentes pages, vous n’avez toujours pas vu Terminator, je vous informe que Skynet est l’intelligence artificielle qui détruit l’humanité. Je vous informe aussi, par ailleurs, que votre attitude me blesse profondément.
Source de l’illustration : http://changethethought.us/
Playlist des musiques :
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