Je déteste mon travail.
Je sais, il y a pire.
On va me dire que je ne devrais pas me plaindre, mais je déteste mon travail.
On va me dire de le quitter, de faire autre chose…
Je connais le refrain.
Je bosse pour un site web qui a deux objectifs : le premier est de faire du trafic pour pouvoir vendre de l’espace publicitaire, le deuxième est de produire du contenu.
Il y a à mon travail deux pôles rédactionnels distincts. L’un réservé aux vrais journalistes, l’autre aux rédacteurs. Les journalistes font un travail de fond, enfin ils essaient. Et puis nous, les rédacteurs, nous écrivons tout ce qui peut être écrit. Parfois c’est plus ou moins en rapport avec l’actualité. Tiens y’a une super lune dans quelques jours, écris-moi un article sur les loups-garous. Les loups-garous sont-ils plus forts pendant une super lune ? Et me voilà à raconter n’importe quoi. Ce n’est pas grave, le but c’est juste que les gens cliquent, voient la pub et se cassent.
Donc, des tas de rédacteurs et moi-même inondons le web d’articles déjà écrits, d’articles sans intérêts, souvent non sourcés, et qui s’appuient aussi parfois sur notre imagination.
Mon chef, qui se fait appeler rédacteur en chef et qui ne rédige jamais rien, organise, comme tous les lundis, sa réunion pour faire le bilan de la semaine passée et traiter des sujets à venir, et donc à écrire.
Je n’écoute pas le bilan, personne n’écoute. De toute façon, ce n’est jamais assez bien. Parfois, il prend une personne à partie en lui expliquant que ses articles ont généré moins de trafic que ceux des autres, mais on sait tous que c’est idiot. Le clic dépend souvent du titre, s’il est bon ou pas, il aura plus ou moins de succès via les réseaux sociaux. Pour le trafic arrivant de Google, ça dépend davantage des équipes du référencement naturel en charge d’optimiser les articles que de nous.
Mais ils aiment dire que c’est notre faute.
Je ne veux rien vous cacher. Je suis très mal payé, je suis plus diplômé et plus expérimenté que mon chef, mais je dois le supporter, c’est comme ça. Et comme je ne veux vraiment rien vous cacher, je vous le dis, j’en fais le moins possible. À vrai dire, je passe plus de temps à écrire sur mes propres projets. Je bâcle mes articles, les envoie au référencement qui les envoie ensuite aux intégrateurs, formidable petite machine bien huilée qui rend tout le monde un peu fou.
Je reçois un mail avec la liste des sujets à traiter dans la semaine avec les deadlines comme ils disent, une date limite donc. Je ne peux pas dépasser cette limite.
Une fois par semaine, il y a un article sur les chats. Commenter une vidéo ou faire une comparaison avec les chiens. Une fois, on m’a demandé d’écrire un article sur la thématique du panda, gentille boule de poils ou méchant prédateur ?
Ce genre de sujet finit toujours sur Skype. J’écris le début du texte, genre : Le panda est un animal d’une grande beauté. Mais on ignore qu’il peut être un redoutable prédateur, tapi dans sa forêt de bambous, prêt à sauter sur le premier enfant pour lui arracher la gorge.
J’envoie ça au groupe de rédacteurs (nous sommes six). Sandrine, qui est à ma droite, prend la suite : Mais le panda est un sadique. Il préfère tailler deux tiges de bambou et en enfoncer une dans la poitrine du jeune enfant sans défense qui n’avait rien à faire là, mais pourquoi n’était-il pas à l’école ?, est-ce que ses parents ne veulent pas s’occuper de lui ?, et enfoncer la seconde dans un œil, généralement le gauche, parce que le panda est un foutu connard de droite.
Puis Stéphane, Jean, etc., jusqu’à ce que ça me revienne. Je récupère le texte et le mets sur un blog que nous tenons tous les six. Parfois, c’est un autre qui commence, c’est notre jeu quotidien. En général, nos articles tournent vite autour du cul et de la politique néolibérale. Dans tous les cas, ça ne vole pas haut.
Puis nous nous remettons au travail. Nous balançons de la musique sur nos oreilles, nous nous parlons peu, nous produisons, produisons et produisons encore, nous produisons du rien, du vide, nous produisons du savoir pauvre, simplifié, sans intérêt.
Parfois, nous traduisons des articles en anglais, nous changeons quelques petits trucs pour ne pas éveiller de soupçons.
Nous faisons ça bien, nous sommes des professionnels, nous ne nous sommes jamais fait chopper.
Bien sûr, sur notre site, il y a aussi du contenu scientifique, grossièrement vulgaire, il y a de la culture, il y a Yann notre spécialiste des séries qui adore passer nous voir pour nous raconter les épisodes qu’il a vus et nous spoiler et nous râlons et nous l’insultons. Personne ne veut manger avec lui. Un jour, nous en avons eu marre. Il est arrivé le sourire jusqu’aux oreilles et nous a révélé que machin (notez que je ne mets pas le nom pour vous épargner) était mort dans The Walking Dead. Il avait vu l’épisode dans la nuit, parce qu’il est payé pour ça. Nous lui en avons voulu. Alors nous avons attendu le bon moment, le truc qui le ferait rager. Et Star Wars VII est arrivé. Nous sommes allés à une avant-première, nous sommes vantés que nous avions eu des places. Il était blasé. Il nous disait de ne rien lui dire, pas de spoilers !
Le lendemain de la projection, malgré la déception du film, nous sommes allés à son bureau, tous ensemble, et nous lui avons souri. Il n’en menait pas large. Il nous suppliait de ne rien lui dire. Toute la journée nous sommes passés le voir. Il flippait grave.
Mais nous n’avons rien dit. Quels types de personnes serions-nous si notre mode de fonctionnement social était œil pour œil, dent pour dent ? Il a compris la leçon. Depuis, il se tient à carreau et peut même manger avec nous.
Quelques semaines plus tôt, notre rédac-chef nous avait annoncé qu’il allait y avoir des restructurations dans la boîte. Notre pôle n’était pas concerné, mais il tenait à nous le dire, sans doute pour nous mettre un peu la pression. C’est ainsi que les journalistes ont été mis à la porte pour la plupart. Les articles de fond n’apportant pas assez d’argent, il fallait faire un choix. Désormais, les « journalistes » prennent les dépêches AFP et les réécrivent.
Ils en ont viré la moitié…
Ça a été un choc pour tout le monde. Il n’y a rien de pire que de perdre son boulot du jour au lendemain (certes si, il y a pire…). Les ressources humaines défilaient dans les couloirs et accumulaient les rendez-vous. Parfois ça se passait mal, ça a même failli dégénérer plusieurs fois, en venir aux mains. La violence des licenciements ne pouvait apporter que de la violence. D’autant plus que ces licenciements dits économiques étaient difficilement compréhensibles dans la mesure où la boîte gagnait de l’argent. Oui mais voilà, la croissance faiblissait, et ça c’était inadmissible.
J’ai regardé les copains partir, la tête baissée, soulagé de ne pas faire partie du lot. C’est idiot, je sais, j’ai dit que je détestais mon boulot. Oui mais voilà, si je le perds ce travail, je fais quoi ? Je vis de quoi ? Je cherche un autre job ? Vous croyez que je ne reçois pas tous les matins les offres d’emplois dans le web ? Ça, si je veux faire un stage, je n’aurais pas de souci à en trouver un…
C’est ça aussi le problème du marché de l’emploi… Tu demandes une augmentation, on te fait comprendre qu’on peut prendre quelqu’un de moins cher et qui travaillera aussi bien. Tu quittes ton emploi parce qu’il te rend malade, on te dit que le plus important c’est de travailler. Ta santé mentale, on s’en fout. Mais ne nous trompons pas, le travail ne rend pas fou ! Le travail ne rend pas libre non plus ! Sinon ça serait interdit ! Le travail ça rend docile ! Bien entendu, ça déprime, ça rend malheureux, ça fatigue, ça use, mais ça ne rend pas fou ! Et vous savez pourquoi ? Parce que les fous c’est incontrôlable ! Et tout l’intérêt est de nous contrôler, de nous faire faire des choses qui n’ont aucun sens sinon de remplir les poches… des autres. Toute notre société est tournée vers le sens du travail. Tu ne travailles pas, tu es désocialisé, tu culpabilises de ne pas travailler, tu as honte…
Bien sûr, y’en a qui pètent un plomb. Alors on les sort de là et on les met ailleurs en espérant qu’ils retrouveront la raison…
Le système du salariat épuise les gens. On leur impose un rythme qui n’est pas leur rythme naturel, on les force à être ce qu’ils ne sont pas. Le monde de l’entreprise n’est pas meilleur que celui de l’école. Tu es étouffé dans ta créativité, tu dois suivre des règles souvent absurdes, et tu n’es écouté que si on t’estime légitime.
Comment devient-on légitime ?
Oui, je sais, ce n’est pas partout pareil, je brosse un tableau noir, d’un côté les méchants capitalistes, de l’autre les gentils prolétaires…
Mon chef m’a invité à manger un midi… pour me rassurer. Je ne crains rien il me dit. Je dois confesser que ça me rassure. Dans ce genre de situations on ne sait jamais ce qui peut arriver. En plus je mange gratis c’est cool. Je suis un peu égoïste j’en conviens. Je sais que mes collègues licenciés ont vu leurs vies basculer. Je suis désolé pour eux.
Après qu’il m’ait dit ça, nous n’avions plus qu’à trouver un sujet de conversation. A vrai dire, comme il aime s’entendre parler, il s’est lancé dans un long monologue. Je n’ai pas écouté. J’ai pensé à mes écrits. Je pense souvent à mes écrits, dès que j’ai un moment. Je me replonge dans mes histoires, les continue ou améliore ce que j’ai déjà rédigé. Je garde les idées dans un coin de ma tête puis je les note rapidement pour ne pas oublier.
Il est bavard… C’est insupportable. J’ai du mal à croire qu’il ait trouvé une nana pour le supporter. Peut-être qu’elle est comme lui. Sans doute. Il nous l’a présentée une fois lors d’une soirée d’entreprise. Femme sophistiquée, jolie. Pas mon genre, mais jolie. Elle a un sacré fessier. Il la montrait comme un trophée.
Quand je suis énervé contre mon chef, je me dis que je me taperais bien sa dulcinée. Après, je lui sourirais en pensant que j’ai niqué sa meuf et j’aurais l’impression de lui faire du mal.
Oui mais voilà… Je suis tranquillement en train de travailler sur un article sur comment aider son adolescent à sortir de la drogue, en écoutant Tears in Heaven (non, mon angle d’attaque n’est pas d’inciter les gens à faire écouter Clapton à leurs enfants pour les sortir de la drogue, même si, j’en conviens, c’est une triste coïncidence), et voilà que mon chef me donne rendez-vous dans son bureau dans cinq minutes. C’est bizarre parce que lorsqu’il a quelque chose à nous dire, il préfère le faire devant tout le monde parce qu’il aime se mettre en valeur en rabaissant les autres. Et puis je n’ai pas encore couché avec sa nana, je vois pas ce qu’il me veut.
Je me pointe donc dans son bureau, trop grand pour lui mais il est chef alors il a besoin de plus d’espace vital qu’une petite main. J’imagine que le bureau d’un chef est à la taille de son ego… Il m’invite à m’asseoir. Il force son sourire. D’habitude il n’a pas besoin de forcer son sourire de connard, c’est naturel chez lui.
Il est étrangement mal à l’aise. Lui qui est toujours si sûr de lui. C’est étrange. A vrai dire, ça ne l’est pas longtemps. Il me dit qu’ils continuent à égrener, et que je vais faire partie d’une nouvelle vague de licenciements.
Égrener.
Oui, je ne suis qu’une graine parmi tant d’autres, une graine interchangeable, sèche, à peine vivante.
Il me dit que mon contrat se terminera dans deux mois et qu’il compte bien que je continue à faire correctement mon travail. Il me dit que les ressources humaines me contacteront et m’expliqueront tout.
Je sors prendre l’air. Je veux être seul. Je me sens mal, je cherche mon souffle, je ne sais pas si c’est à cause de la pollution ou du choc. Voilà, ce boulot que je déteste tant, que je veux quitter depuis toujours, j’en sors enfin. On me jette. Grand coup de pied aux fesses. Est-ce que ça va être pareil pour mes collègues ?
Tous ces gens qui marchent autour de moi dans la rue, où vont-ils ? Ils ne travaillent pas ? Ils font les boutiques ? Est-ce qu’ils ont été licenciés eux-aussi pour augmenter les marges de leurs entreprises ? J’ai la nausée. J’essaie de garder mon calme. Je sens poindre la colère… Si ce merdeux de chef s’imagine que je vais me crever le cul jusqu’à mon départ, il n’a rien compris. Il faut que je lui baise sa nana à cet enfoiré.
Il est 11h30. Je remonte à mon bureau, je prends mes affaires, je prends ma pause déjeuner plus tôt. Quoi ? Ils vont faire quoi ? Me virer ? Mes collègues ne disent rien, ça nous arrive parfois d’avoir à partir plus tôt. Ils se disent que j’ai l’accord du chef, je sors de son bureau.
Je file manger tout seul. Je marche un bon quart d’heure, je veux m’éloigner de mon lieu de travail. Je connais un petit restaurant que j’aime beaucoup. Le patron est sympa et me reconnait et me demande comment je vais et je lui dis que ça va mais ça va pas vraiment.
J’envoie un texto à mon père. Il va s’inquiéter. J’ai été licencié Papa. C’est dur mais ça va. Il me demande si je veux qu’il m’appelle. Mon père me demande toujours l’autorisation de m’appeler. J’aimerais qu’il ne le fasse pas, au contraire de tous les autres. Je lui dis que ça ira, que je l’appellerai ce soir. Il me dit que de toute façon je rêvais de partir, c’est un mal pour un bien. Il a raison. Mais j’ai mal. J’ai mille pensées. C’est dingue d’autant s’identifier à son travail. On ne devrait pas vivre dans une société qui donne autant de place au travail. Le travail ne rend pas les gens meilleurs. C’est juste que certains se pensent meilleurs que d’autres à cause de leurs positions.
Je commande un gratin de macaronis. Je ne pensais pas que quelqu’un pouvait faire un gratin de macaronis aussi bon. Je ne sais pas ce qu’il met dedans, mais sur Trip Advisor, tout le monde vante son gratin de macaronis. Et sa tarte aux pommes maison.
Je pense à Manon. Pourquoi je pense à Manon ? Vendredi c’est loin. Qu’est-ce que je vais lui dire ? Que j’ai été viré ? Qu’est-ce qu’elle va penser d’un futur chômeur ? Cela dit, si son regard sur moi change à cause de ça, c’est que c’est une connasse, et nous n’aurons plus rien à nous dire. Mais je ne la vois pas comme ça.
Je l’idéalise, je sais.
Faut que je fasse gaffe.
Je paie et je retourne travailler. Mes collègues me trouvent distant. Je les invite à me suivre dans une salle de réunion. Je leur annonce que j’ai été viré et que même si je déteste cette boîte et mon job et ce connard de chef, j’ai les boules.
Pour mon avenir.
Ils sont désolés.
Ils n’y sont pour rien. Je leur dis de se méfier. Apparemment, ils n’ont pas fini d’en virer.
Yann frappe à la porte et demande s’il dérange. Il vient d’apprendre son licenciement et se demande s’il trouvera un autre boulot où il sera payé à regarder des séries. Le site change et compte miser sur la communauté pour faire vivre les pages séries. Ils mettront en valeur les meilleures critiques et auront du contenu gratuitement…
Je dis à Yann que moi-aussi j’ai été viré. Il dit que c’est bizarre, j’avais mangé avec le chef y’a quelques semaines et j’avais pas à m’inquiéter. J’étais le seul à avoir eu droit à ce traitement. C’est bizarre effectivement.
Nous retournons à nos bureaux, tout le monde est un peu sonné. J’ai mon article sur ces abrutis d’adolescents drogués à écrire. J’ai bien envie de dire à ces parents que s’ils veulent aider leurs enfants à sortir de la drogue, qu’ils vendent leurs téléviseurs !
D’ailleurs, je me demande s’il n’y a pas un lien de cause à effet entre le nombre d’émissions à la con à la télé et l’augmentation du nombre de drogués. A moins que ce soit à cause du nombre croissant de politiques incompétents…
Le soir, je rentre chez moi à pied. Je le fais de temps en temps, sinon à vélo. J’ai mon appareil photo dans mon sac à dos. J’aime remonter la Saône, sauf à l’endroit où les jeunes se regroupent pour fumer leurs merdes.
Je reçois un message de Manon. Elle a appris pour mon licenciement. Elle est désolée pour moi. Si j’ai besoin de parler, elle est là.
Merci.
Peut-être une autre fois.