Je ne sais plus quel toquard de philosophe a dit : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », sans doute un gars qui a bu un coup de trop, mais j’étais assis à côté de cette nana, jolie, intelligente, drôle et tout, et je ne savais plus vraiment qui j’étais.
J’aurais pu, j’aurais dû même, tenter ma chance. Ce genre de choses n’arrivent pas souvent, mais vous ne voulez pas non plus tout gâcher en faisant quelque chose qui pourrait… tout gâcher justement.
Laissez-moi vous éclaircir les choses :
1) cette nana a un mec, pas un mec comme ça de passage, un mec avec qui elle vit et avec qui elle refait la cuisine et d’autres trucs ! (Mais je n’ai pas écouté, ce n’était pas intéressant, les conversations autour de la bricole ne me captivent pas beaucoup…)
2) quand bien même j’aurais une chance avec elle et qu’elle serait prête à le tromper, est-ce que j’ai envie de vivre une situation comme ça ? Non.
3) et je pense que c’est le point le plus important : sans doute que je ne lui plais pas.
Nous sommes donc au restaurant, un truc qui a tout l’air d’être une bonne gargote et qui s’avère être l’un des meilleurs restos à hamburgers de la ville, trois collègues (Sandrine, Stéphane et Jean) m’ont sommé de manger avec eux. Une amie à Sandrine (Manon) nous a rejoint parce que son mec est à son entraînement de foot et qu’elle s’ennuie. Manon se retrouve à côté de moi, elle commande un burger végétarien, tout le monde se moque d’elle, j’évite, parce que je la trouve jolie et que je n’ai pas envie de me la mettre à dos.
En plus, je pense à devenir végétarien un jour ou l’autre. Je demande néanmoins ma viande bien saignante.
Stéphane raconte combien il adore la série Netflix, The Crown, je lève les yeux au ciel, je déteste les histoires sur les têtes couronnées.
Manon a envie de la voir, elle aime bien les séries anglaises, elle a adoré Downton Abbey. Sandrine aussi et Jean n’aime pas particulièrement les séries. Son truc c’est les films et livres fantastiques, et il essaie de lancer le sujet, mais personne n’y connait rien. Je sens qu’il est déçu alors je lui dis que j’adore Conan le Barbare et Excalibur et il est tellement ravi de voir que je connais Excalibur – qu’est-ce que je n’ai pas dit ? – que le voilà à raconter que Boorman voulait d’abord adapter Le Seigneur des Anneaux mais n’avait pas réussi à avoir les droits et que c’était dommage, ça aurait évité d’avoir à supporter l’adaptation de Peter Jackson, et que donc, même si le film se passe en Angleterre, il a été tourné en Irlande et que c’est un pied de nez aux Anglais quand on y pense, non ? Je fais oui de la tête et me demande dans quoi je me suis embarqué, je change vite de sujet et demande à Manon si elle aime les films sur les gladiateurs, et elle me regarde les yeux grands ouverts, alors je lui raconte que ça vient du film Y’a t-il un pilote dans l’avion ?, que c’est une question posée par le pilote à un enfant, et que c’est une parodie et qu’en fait le pilote est certainement pédophile. Elle me dit qu’elle n’a pas vu le film, mais elle a vu Gladiator et qu’elle a bien aimé, alors oui elle aime les films de gladiateurs, et rajoute que les mecs aux corps huilés trop beaux et trop musclés, elle en a un peu marre et qu’elle préfère les mecs avec un peu de ventre, mais pas trop, alors j’arrête de rentrer mon ventre pour essayer de la séduire.
A un moment, on parle des ex. C’est toujours pratique de parler des ex, ça permet de dire du mal, de se moquer et de se rendre compte qu’on est quand même un peu cons de se mettre avec des gens comme ça.
Sandrine, qui fréquente un mec depuis trois mois et qui espère que c’est le bon (non mais sans déconner Sandrine !, ça fait que trois mois !), raconte que deux ans plus tôt, elle était avec un mec qui lui envoyait quotidiennement une photo de sa bite. Sa bite sur une table, sur le lit, sur le canapé, sa bite aux toilettes, sa bite au bureau, et qu’elle l’a quitté parce qu’il était un peu débile. Pour se venger, le gars lui a envoyé quelques jours après la rupture une photo de sa bite sur le cul d’une autre femme. Nous éclatons tous de rire, mais ce n’est pas drôle.
Stéphane a eu une ex qui lui a envoyé un texto où elle a écrit : « Mon mec est chez ses parents ce week-end, je suis libre vendredi soir. » Il lui a répondu : « Tu es maintenant libre tous les soirs. » Elle a essayé de lui expliquer que c’était une blague, mais il n’était pas dupe.
Jean n’a pas d’histoires d’ex, parce qu’il a toujours été avec la même fille depuis ses 15 ans et qu’elle adore Le Seigneur des Anneaux, et on ne quitte pas une femme qui aime Le Seigneur des Anneaux. A bientôt 30 ans, il a l’air satisfait de sa vie de couple. Je l’envie je crois.
Manon a eu un ex qui est myrmécophobe. Bien sûr personne ne sait ce que ça peut bien vouloir dire. Elle nous explique qu’il a une peur maladive des fourmis, qu’il a des pièges dans tout son appartement. Le mec ne peut s’empêcher de regarder partout pour vérifier s’il y a des fourmis quand il va quelque part, et il a même une bombe pour les tuer. Il n’a jamais été capable de savoir d’où ça lui venait, mais c’était insupportable.
Je demande comment ça se passe quand il a des fourmis dans les pieds, et Manon rigole et me dit que je suis bête.
Pour ma part, ma pire anecdote d’ex concerne une fille rencontrée sur un site web avec qui je suis allé au restaurant. Elle prend plein de photos de ses plats, les envoie sur Facebook, Twitter et Instagram, attend de voir si elle a des réactions puis se met à manger dès qu’elle a assez de likes. Bien sûr le plat a refroidi, alors elle le renvoie en cuisine et le cuistot vient la voir pour lui demander si elle ne se fout pas un peu du monde ! Du coup, elle le menace de dire du mal de son restaurant sur Internet. Le gars repart furieux et réchauffe néanmoins son plat !
Stéphane me demande comment ça s’est terminé.
J’explique que j’étais tellement persuadé qu’elle avait mangé un mollard du cuisinier que l’idée de l’embrasser me donnait des hauts le cœur !
Stéphane en conclut que je ne l’ai pas baisée. Si si, mais seulement une semaine plus tard, que nous avons d’abord bu un coup, et qu’elle a voulu prendre un selfie de nous après l’amour (Ils font tous « non ???!!! »). Je me suis alors enfui et ne l’ai bien entendu plus jamais revue.
Puis nous avons parlé de tout et de rien, puis il a fallu tous rentrer dans nos petits appartements trop chers.
Je fais un bout du chemin avec Manon. Il fait frais, pas froid. Dans les rues humides du vieux Lyon, tout est étrangement calme. Il n’est pas tard, tout le monde semble néanmoins déjà couché. Le silence est presque angoissant. Alors elle le rompt et me demande depuis combien de temps je suis célibataire. Quelques mois. N’ai-je pas envie de me caser ? Encore faut-il trouver la bonne.
C’est vrai.
J’aimerais bien qu’elle m’apprécie.
Je lui dis que c’était sympa et qu’on devrait remettre ça, et elle est complètement d’accord. On échange nos numéros, elle prend le métro, je prends un vélo. Je remonte la Saône, quelques voitures me dépassent, le cours de l’eau suit un chemin tracé depuis de longs siècles. Les lumières de la ville se reflètent sur la rivière.
Je m’arrête et prends une photo.
Le lendemain, vendredi, je mange le midi avec mon pote Arnold dans un restaurant japonais. Je ne travaille pas les vendredis après-midi. Arnold adore les restaurants à volonté. Il a toujours le sentiment d’en avoir pour son argent quand il a le ventre bien plein. Nous parlons de tout et de rien, de foot, de politique, nous en avons marre de la politique. Les politiques ont réussi à nous en dégoutter. Je pense que c’est le but pour pouvoir garder le contrôle sur les choses. Notre société sera toujours médiocre tant qu’elle sera contrôlée par des gens médiocres.
Et puis nous en venons au sujet essentiel : les femmes. Il me demande où j’en suis, si j’ai de nouvelles touches. Je lui dis que non, mais que j’ai croisé une nana la veille et qu’elle est jolie, rigolote mais qu’ils refont la cuisine avec son mec. Il dit que je peux toujours essayer de me la faire, que je n’ai rien à perdre, mais je n’ai pas envie. J’en ai un peu marre de mettre de l’énergie dans des histoires qui ne mènent à rien.
Il comprend.
J’ai 30 ans, j’ai été quitté, j’ai quitté, je ne me suis pas engagé, je me suis parfois trop engagé, je veux partager, je veux que ça ait un sens.
Il comprend.
Lui, il est avec la même nana depuis six ans, ils essaient de faire un enfant, ils sont endettés sur les vingt-cinq prochaines années… Au fond, je les envie, et en même temps, je me demande si c’est ce que je veux. J’ai plein de rêves, je n’en réalise aucun. Certains sont à portée de main. Bien sûr, je sais que mon rêve ultime de maîtriser la Force est complètement absurde, mais juste partir vivre à l’étranger, genre New York ou Stockholm, ça serait chouette. J’ai un peu d’argent de côté, je pourrais me prendre un billet d’avion, chercher du boulot, n’importe quoi, je ne suis pas plus con qu’un autre ! Bon, je me connais, je voudrais tout planifier, je ne suis pas un aventurier, je suis du genre à regarder sur Google Maps les endroits où je pars en vacances, à vérifier chaque rue, à mémoriser les restaurant où manger…
Mais je pourrais partir…
Vous avez déjà eu le sentiment qu’il y avait en vous une sorte de force supérieure que vous domptez en permanence ? Avec mon psy, nous lui avions donné un nom : Léviathan. J’étais ado, j’avais lu un livre sur la mythologie phénicienne et ils parlaient du Léviathan, un être mythologique monstrueux qui représentait le chaos primitif. Et comme j’avais le sentiment que c’était le chaos dans ma vie et que je n’avais pas bien compris ce qu’était le chaos dans la mythologie phénicienne, j’avais choisi ce nom. Et donc le psy m’incitait à la fois à être à l’écoute du Léviathan, mais aussi de le maîtriser, que je devais contenir ma colère et ne pas l’exprimer au point de me mettre en danger. J’avais tellement pété les plombs que je m’étais cassé la main en tapant sur une porte au collège. L’assistante sociale avait dit que si mon père m’envoyait voir un psy, je ne serais pas viré. Alors je me suis retrouvé à parler de monstres mythologiques avec un vieux monsieur sentant le tabac froid qui m’expliquait qu’on avait le droit d’être triste, qu’on avait le droit d’être en colère, qu’on ne l’était jamais par hasard et qu’il fallait savoir pourquoi.
Et donc, plus de quinze ans après ma thérapie, la bête est toujours là. Il me l’avait dit le psy, y’a des monstres qui ne partent jamais, parce qu’il n’y a pas de solution à tout. J’ai travaillé sur moi-même, j’ai écouté ses conseils.
J’écris depuis toujours, des histoires, des histoires fantastiques avec des monstres, zombies, loups-garous, des récits de science-fiction, que des nouvelles. Parfois j’écris sur moi, mais qu’ai-je à dire ?
Et puis y’a des périodes comme ça où c’est un peu plus dur. Où je me sens minable, seul et… tendu. J’aurais dû le voir venir… 30 ans, travail bof, je sais qu’il y a pire, mais quand tu fais un truc que tu n’aimes pas et que de toute façon il n’y a rien que tu aimes sinon écrire des histoires et regarder des films c’est compliqué.
Et donc cette envie de partir, constante, brûlante, fait partie désormais du monstre. Désir d’évasion qui noie la colère.
Vous avez vu ce film de Louis Malle My Dinner with Andre ? Deux amis vont manger au restaurant ensemble. L’un d’eux raconte dans quel type de vie nous nous sommes enfermés, qu’au fond, tout le monde aspire à autre chose mais continue à vivre ainsi parce que ça rassure. C’est tellement vrai. C’est effrayant. Je m’accroche à un job dans lequel je ne m’épanouis pas. Je passe un temps fou dans une entreprise, 9h-18h, je suis mal payé, je contribue à enrichir mes patrons, je stresse, je suis fatigué, mon chef me met un petit coup de pression de temps en temps, je me lève tôt, je prends le métro, je me serre au milieu d’un troupeau d’êtres humains qui aspirent tous à une autre vie, et pourtant, chaque jour nous recommençons. Nous attendons le week-end, nous adorons les vendredis soir, le samedi c’est génial et le dimanche nous appréhendons le lendemain. Tout le monde déteste les lundis, nous carburons au café, nous attendons la fin de la journée, nous dormons mal parce que nous avons trop de caféine dans le corps, nous remettons ça le lendemain, nous attendons le vendredi soir… Nous passons notre temps à attendre que le temps passe pour nous libérer du travail.
Oh oui je sais ! Y’a des gens qui adorent leur job ! Ils sont épanouis, tout le truc. Mais sans rire, faut être un peu con quand même. Parce qu’au fond, si tu peux choisir entre une vie de temps libre et une vie de contrôle, tu choisis quoi ? Parce que c’est ça le travail. Le contrôle de ton temps de production que tu dois à une entreprise contre un salaire.
Mon pote Arnold dit qu’il est d’accord avec moi. Mais lui il est prof de sport alors il n’ose pas trop se plaindre…
Je suis rédacteur web. J’écris quotidiennement des articles qui n’ont pour seul et unique but que de vendre du clic. Pas d’informer, pas de cultiver, pas d’élever les consciences, non, juste faire du fric. Je passe plus de temps à chercher un titre à mon article qu’à le rédiger. Mon rédacteur en chef ne relit d’ailleurs que les titres, le reste il s’en moque, ce n’est que du blabla pour de l’espace publicitaire.
Parfois, je me demande comment j’en suis arrivé là… J’étais plutôt un étudiant brillant… Si j’avais choisi ingénierie, je gagnerais mieux ma vie mais cela me barberait sans doute tout autant… Etudes d’Histoire, 10% du programme m’intéresse, je m’ennuie beaucoup. Heureusement, je fais de chouettes rencontres, beaucoup de filles. Les études ça sert à ça non ?
Arnold retourne chez lui pour essayer de faire un enfant (je n’ai jamais vu un mec se plaindre de niquer autant), je suis rentré chez moi, dans un appartement trop petit mais je ne peux m’en offrir un plus grand. Il y a des livres qui traînent partout. Mon chat dort sur ma chaise de bureau. Le bureau me sert aussi de table à manger et de toute façon mon salon est dans la cuisine, ou l’inverse, je ne sais pas très bien.
J’ai un texto.
C’est Manon.
Elle est contente d’avoir fait ma connaissance.
Elle espère que je vais bien.
Bisous.