Quand j’étais à New York, j’ai vu un homme en tutu rose au milieu de Grand Central Terminal.
A Manhattan, j’espérais voir des tas de choses, des trucs incroyables, gigantesques, dépaysant. Mais me retrouver nez à nez avec un homme un peu rond en tutu avec une barbe bien fournie ne m’avait jamais traversé l’esprit. L’homme, qui semblait savoir ce qu’il faisait, me sourit et fit trois pas en arrière. Il enleva son sac à dos et le posa par terre. Quelques témoins de la scène reculèrent machinalement, et pensèrent au pire. Je ne bougeai pas. Il m’était inconcevable qu’un terroriste fît sauter une bombe dans cette tenue.
Il sortit un radio-cd du sac et y glissa un disque. Les gens se détendirent. Il augmenta le son et laissa la musique démarrer.
J’eus du mal à reconnaître les premières notes. Je dois par ailleurs admettre un peu honteusement que si je sais apprécier la musique classique, je suis incapable de relier un morceau à un compositeur.
Puis cela devint familier. Pierre et le loup. Il fallut que ça tombât sur Pierre et le Loup…
Depuis toujours, je redoute cette foutue musique magnifique qui a la particularité de faire naître en moi une légère angoisse. Cela remonte à l’école maternelle alors que le film était projeté dans le réfectoire. J’avais ressenti un sentiment d’insécurité étonnement puissant en entendant ces notes, mais surtout avec l’arrivée du loup que je voulais fuir obstinément.
Je regardai autour de moi, m’assurant qu’un loup ne se cachât pas dans la foule. Bien entendu, je savais qu’il était impossible qu’une bête sauvage se baladât ainsi dans une gare de New York, surtout si loin de Wall Street, mais cette musique avait raison de ma lucidité. Je fis un pas en arrière et butai contre un homme. Je m’excusai en français puis en anglais. Je ne pouvais sortir sans embêter tout le monde. Trop timide ou trop bien élevé, je restai jusqu’au bout, seul, avec ma petite angoisse.
Nombre de passants s’arrêtèrent et dessinèrent une ronde suffisamment grande pour laisser le danseur s’exprimer. Certains filmaient, prenaient des photos.
L’homme fit quelques pas de danse. Il était agile pour son poids et maîtrisait parfaitement le pas de bourré. C’était à vrai dire un fantastique danseur, et plus que tout, c’était un homme qui s’amusait.
Il souriait, sautait, sautillait, tournait sur lui-même, levait une jambe, une autre, tendait les mains vers le ciel.
La foule se faisait de plus en plus épaisse dans le hall de Grand Central Terminal. Des spectateurs avaient pris de la hauteur pour observer ce magnifique être humain libre, tutu rose à la taille, sweat à capuche sur le tronc et baskets jaunes aux pieds.
Il conclut son numéro sur un enchaînement impressionnant : saut grand écart, salto arrière, roue, cabriole et piquet sur une main. La musique s’arrêta tandis que le public resta bouche bée. Les applaudissements se firent chaleureux et des bravos s’élevèrent de la foule.
Puis cette dernière se dissipa.
Je ne bougeai pas, un peu sceptique par l’enchaînement de fin qui ne suivait vraiment pas la musique.
L’angoisse était partie, noyée par le spectacle éphémère et sublime d’un homme avec un peu trop d’embonpoint. Est-ce que ce nouveau souvenir pourrait remplacer le petit trauma de mon enfance ? Naïvement, je l’espérais.
– Une seule danse Monsieur, c’est la règle ! Me dit le danseur.
Je reculai machinalement, un peu déçu. J’ignorais qu’il y avait des règles pour ça.
Il y a des règles pour tout.
Mon regard s’arrêta sur deux jeunes femmes qui visiblement essayaient de prendre des selfies tout en ayant le plafond du bâtiment derrière elles. C’était peine perdue, un peu absurde, mais cela m’incita à lever les yeux et à découvrir à mon tour les constellations dessinées au plafond. Je pensai à la Chapelle Sixtine, et inexorablement à Margaux. Combien de fois m’avait-elle dit qu’elle voulait aller à Rome avec moi pour me montrer la Chapelle Sixtine et tout le reste ?
A cet instant précis, je voulais qu’elle soit là. Encore en vie, à me tenir la main et à lever le nez vers la découverte.
Tout me ramena à mon humanité et à ses limites.
Le danseur passa un bas de jogging par-dessus son tutu, cachant ainsi ses jambes poilues et potelées. Il récupéra son sac et se dirigea vers la sortie sud. Je le suivis, nous allions dans la même direction.
Dehors, un vent glacial me saisit. Je regardai le danseur partir vers l’ouest, un bonnet sur le crâne.
J’attrapai le mien et couvris ma tête à mon tour. J’enfilai mes gants et continuai ma route. Je ne savais pas vers où aller, mais assurément, j’y allais.