Manon est rentrée de voyage il y a un mois. Nous avons, depuis, passé beaucoup de temps ensemble. A vrai dire, nous nous sommes vus tous les jours, avons dormi chez l’un ou chez l’autre, et de mémoire d’homme et de femme, avons fait l’amour quotidiennement et même parfois plusieurs fois dans la même journée. Le reste du temps, elle est allée travailler alors que je restais ou rentrais chez moi écrire et m’occuper de mon chat.
J’écris. J’occupe mon temps libre à écrire. Parfois, je regarde les offres d’emploi, mais je ne suis guère motivé… Je veux écrire pour moi pour le moment. La plupart du temps, je donne une copie papier à Manon de ce que j’ai tapé dans la journée. Elle lit ça au travail et me rend le tout avec des remarques écrites au stylo, du genre : « Où tu veux en venir ? », « Trop long. », « Trop court. », « D’où vient ce truc ? », « C’est dégueulasse ! », « J’adore ! », « Tu fantasmes sur les rousses ? »… parce que le personnage principal tombe sous le charme d’une rousse…
J’ai ramené un aimant de New York sur lequel est écrit « Keep calm and kill zombies » (« Restez calme et tuez des zombies« ). C’est en regardant ce souvenir que Manon m’a dit que comme j’adore les histoires de zombies et que je suis souvent déçu, j’avais qu’à écrire la mienne. Pas con. Alors je m’y suis mis. Je pensais sincèrement qu’elle détesterait, parce que les histoires d’apocalypse où 95% de l’humanité se transforme en zombies, ça ne plaît étrangement pas toujours, allez comprendre… mais elle est entrée dans le récit et s’est prise au jeu.
Ça m’a motivé à écrire.
C’est stimulant d’écrire pour quelqu’un qui vous encourage à continuer ! J’ai néanmoins toujours peur de décevoir.
Je veux être à la hauteur.
Je n’ai jamais le sentiment d’y être.
Comme cela fait un mois que nous ne nous sommes pas décollés l’un de l’autre, nous avons décidé de nous donner deux soirées. Pourquoi deux ? Pourquoi pas qu’une seule ? Pourquoi pas trois ? J’ai acquiescé sans broncher, persuadé qu’une idée sortant de l’esprit génial de cette femme ne peut être qu’une excellente idée.
Donc repos.
Pourquoi pas.
Du coup, j’ai dormi avec le chat et j’ai rêvé de Margaux. Je ne crois pas qu’il y ait un lien quelconque entre le fait d’avoir laissé le chat s’installer sur le lit toute la nuit et le fait d’avoir rêvé de Margaux, mais le fait est que j’ai rêvé d’elle…
J’ai rêvé qu’elle était vivante, qu’il y avait eu une erreur et que donc elle n’était pas morte… J’ai d’abord ressenti du soulagement puis un profond bien-être comme je n’en avais pas éprouvé depuis longtemps. Des émotions, si réelles, je revois encore les images. Je la vois me sourire, se moquer de moi parce que je la croyais morte, je la vois me prendre dans ses bras, m’embrasser. Puis une ombre est passée. Une ombre familière. Et Margaux a disparu. J’ai alors accusé un poids dans la poitrine et me suis réveillé. Pendant un instant, je suis encore à moitié endormi et encore un peu dans mon rêve. Je suis surtout complètement troublé, éprouvant tour à tour le bonheur qu’elle soit encore vivante et l’angoisse de l’ombre qui s’invite si souvent dans mes nuits.
Je me sens seul, extrêmement seul.
Et triste, profondément triste.
Puis je réalise, de nouveau, qu’elle est morte.
Je regarde l’heure : 5h03.
Je me lève et m’installe à mon bureau. Le chat ne bronche pas. J’écris, je continue mon roman de zombies. Je raconte exactement ce que je viens de vivre, les détails du rêve, les émotions, mais à la place de l’ombre, je fais transformer Margaux en zombie. Mon personnage principal se réveille en sursaut alors qu’un mort-vivant s’approche pour le dévorer.
Je ne sais pas ce qu’il va se passer quand Manon va lire ce passage. Elle va sans doute me demander si je rêve parfois de Margaux. Elle n’est pas naïve, elle sait que ce roman parle de mon deuil. Je ne sais pas si je dois lui dire… C’est peut-être une chose que je dois garder pour moi, que je ne dois pas justifier.
J’en sais rien…
D’autant plus que je ne fais plus très souvent ce genre de rêves. C’est même assez rare désormais.
Cela reste hélas toujours intense et troublant…
Bref. Après avoir écrit quelques pages, je me prépare un petit déjeuner. Il est 7 heures, Manon doit être réveillée. Je lui envoie un texto pour savoir si elle a bien dormi.
Elle me manque.
Elle s’étonne que je sois déjà debout.
Je me contente de lui dire que je n’avais plus sommeil et regrette qu’on ne se voie pas ce soir. Deux nuits sans elle.
Elle regrette aussi. Je lui manque. Elle dit que c’est idiot cette idée de repos, qu’elle n’a pas bien dormi parce qu’elle a pensé beaucoup à moi, à nous, à ce que nous avons, à nos possibles, et elle se sent tellement bien avec moi qu’il faut au contraire en profiter.
Je suis d’accord. Elle me dit que si je veux bien, elle peut dormir chez moi ce soir, après son repas.
D’accord.
Elle a une bouffe avec ses collègues. Collègues qui pour certains (depuis la soirée où j’ai fait mon esclandre antilibérale), je ne suis qu’un crétin de gauchiste, qu’un communiste sanguinaire qui veut prendre l’argent des riches méritants au profit des pauvres qui eux ne méritent rien. Rien que d’y penser, ça me fout en rogne…
Il est 8 heures environ. Je trouve la journée déjà un peu longue. Je me remets à écrire, je n’ai que ça à faire.
Que ça…
Ecrire, écrire, écrire, comme si ma vie en dépendait.
C’est Le Clézio qui a dit : « Ecrire, c’est surtout essayer de survivre. » Je me reconnais totalement en ça. Quand Margaux est morte, je passais mes journées enfermé chez moi à balancer tout ce qui me passait par la tête. J’étais bien conscient que c’était une écriture qui ne menait à rien de littéraire, à rien de constructif. Mais elle me maintenait à flot. Elle me donnait du souffle. C’était réconfortant. Elle me faisait sentir vivant. Elle me donnait envie de vivre encore un peu.
Puis j’ai commencé à vouloir écrire sur autre chose que mes états d’âmes. Je voulais utiliser cette énergie, quelle soit négative ou positive, à élaborer des histoires. Me sentant incapable de me lancer dans un récit, j’ai écrit des nouvelles. J’ai ouvert un blog et j’ai balancé mes textes dessus. Ça m’a aussi aidé à faire des rencontres. Surtout des filles. À une époque, je participais à des réunions de blogueurs en tout genre, mais des personnes avec la même passion, celle d’écrire. Que ce fussent des fictions ou des critiques, de l’autobiographie ou des poèmes, des chroniques de mode ou des recettes, il y en avait pour tous les goûts. Quand j’y pense, j’ai quand même pas mal baisé grâce à ça ! J’ai arrêté d’y aller parce que ça tournait vite au concours de celui qui a le plus de trafic, le plus de cadeaux des marques, et au fond, les personnes humbles, comme d’habitude, se faisaient bouffer par ces connards/connasses narcissiques. Et puis on ne va pas se mentir : sur Internet, si vous écrivez de longs textes, vous êtes sûrs qu’ils ne seront pas beaucoup lus. Les gens veulent de l’immédiat. Alors quand vous êtes dans une soirée, que vous avez fait l’effort de vous intéresser au travail des autres et qu’on vous explique que vos nouvelles sont trop longues et donc pas lues… Bah, autant se contenter de niquer les nanas, non ? C’est ce que j’ai fait. Une fois, y’en a même une qui s’est dit que ça serait sympa de raconter sa nuit avec un blogueur ! Alors elle a écrit un article, c’était très bien écrit par ailleurs, où elle donnait tous les détails. Ça virait presque au récit érotique ! Et comble du comble, elle a donné mon nom et mon blog sans imaginer que de voir étaler mon intimité sur la toile ne puisse me déranger. Je lui ai demandé d’enlever ça immédiatement et elle m’a dit que c’était un pays libre et qu’elle racontait ce qu’elle voulait. Une copine avocate lui a envoyé une lettre et l’article était enlevé dans la minute avec des excuses en sus.
Mon téléphone sonne et me sort de mes pensées. Je ne reconnais pas le numéro, ça doit encore être quelqu’un qui veut me vendre un truc dont je n’ai pas besoin. Je réponds et une voix me demande si je suis bien moi et je réponds que je suis bien moi. Il se présente comme un éditeur, qu’il a bien reçu mon recueil de nouvelles et qu’il adorerait en parler.
J’ai un peu de mal à respirer.
Il me demande si je me souviens lui avoir envoyé un recueil et je dis oui et je rajoute que je suis surpris, mais oui, parlons-en, sans soucis.
Il me pose des questions sur certaines nouvelles plus spécifiquement, il me pose des questions sur moi, si je suis comme tel personnage ou plutôt comme celui-ci, il veut savoir ce qui est autobiographique et ce qui ne l’est pas. J’explique qu’il y a beaucoup d’emprunts à ma vie en effet, mais que tout est inventé.
Il veut me rencontrer, il aimerait beaucoup publier mon livre, et je reste muet parce qu’il est en train de se passer un truc. Il m’explique que sa maison d’édition ne publie pas beaucoup de recueils de nouvelles, mais qu’ils ont été convaincus par mon travail. Il me demande si j’ai envie d’écrire des romans aussi, et je lui raconte que j’écris une histoire sur une apocalypse zombie. Ils font pas trop dans le zombie, me dit-il. Je rajoute, mentant effrontément, que je travaille aussi sur un récit réaliste qui s’appelle L’Idole du vide, et il aime bien le titre et nous pourrons en parler quand nous nous verrons. Il me demande quand je suis libre, je lui dis tout le temps et nous nous organisons. Il m’enverra les billets de train par mail, nous nous voyons dans une semaine.
J’appelle immédiatement mon père qui ne répond pas. J’appelle mon frère qui ne répond pas. Je cherche le numéro de Margaux pour lui annoncer la nouvelle, je ne trouve pas son nom dans le répertoire, et je m’écroule car je ne peux pas lui dire que je vais être publié. Je ne sais pas d’où viennent ces larmes. Je me sens si triste alors qu’un rêve est en train de se réaliser. Je n’arrive pas à m’arrêter. Terton vient me réconforter en ronronnant fort. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je ne pleure jamais. Je le prends dans mes bras et pour une fois il se laisse faire. Il me serre fort et frotte sa tête contre la mienne.
J’appelle Manon qui ne répond pas.
Il est 10 heures environ.
Mon père me rappelle. Je lui annonce la nouvelle, il reste sans voix, il dit qu’il faut fêter ça, et je l’entends pleurer et je pleure avec lui. Il m’invite au restaurant ce soir. Il est déçu que Manon ne soit pas là.
Mon frère me rappelle et il est tellement heureux pour moi. Il dit que je le mérite, puis il se reprend, parce qu’il sait que je déteste le principe du mérite. Je lui dis que je mange avec papa ce soir pour fêter ça et il veut être là. Il s’organise (cela signifie qu’il prévient sa femme qu’il ne sera pas là et qu’il faudra qu’elle s’occupe des enfants), prévient notre père aussi et puis nous nous voyons ce soir.
Je me sens mieux. Les larmes sont séchées, l’euphorie me gagne. Puis les larmes reviennent. Je ne sais pas si c’est de la tristesse ou de la joie, peut-être les deux, je crois que je craque, que tout ce que j’ai gardé ces dernières années est en train de remonter.
Je crois que je suis heureux.
Manon me rappelle et elle entend ma voix chancelante. Elle a peur que quelqu’un soit mort, je lui dis que je vais être publié et elle pleure à son tour. Je suis heureux. Heureux de partager ça avec elle. Elle dit qu’elle va annuler son repas ce soir pour manger avec mon père, mon frère et moi, et je n’arrive pas à lui dire non parce que je suis égoïste et que je veux qu’elle soit avec moi.
Je me remets à mon bureau et je me demande ce que je vais bien pouvoir raconter dans ce faux roman que j’ai prétendu être en train d’écrire…
Pour la première fois de ma petite vie, je me retrouve face à une page blanche sur laquelle je suis incapable de noter quoique ce soit. Je fais des pompes, fouilles dans des livres pour piquer des idées, ressors mon carnet à idées mais elles ne sont pas géniales mes vieilles idées, alors je me masturbe parce que quelqu’un m’avait raconté que c’est ce que John Lennon faisait pour écrire ses chansons (faudra un jour que je vérifie cette info), et tout le porno du monde ni ne m’excite vraiment ni ne m’inspire. Je file à la boulangerie acheter du pain, je suis de retour quinze minutes plus tard sans rien de plus à raconter. Je me fais un sandwich, j’ai une grande passion pour les sandwichs, j’adore ça.
Je partage la baguette en deux, prend une moitié que j’ouvre sur une seule tranche. J’y glisse un peu de salade et des tomates séchées plongées dans l’huile d’olive, y ajoute quelques gouttes de vinaigre balsamique, du comté et du jambon de Bayonne.
Je me choisis un film et m’installe dans le canapé. Je mange tranquillement mon sandwich tandis qu’une boule géante pourchasse Harrison Ford. Aux grands maux les grands remèdes. Les Indiana Jones ont toujours un effet extrêmement positif sur moi !
Je me remets à mon bureau après le film et rien n’en sort ! Je lance Le Temple Maudit, rien. Puis La Dernière Croisade et toujours rien. Puis vient le temps d’aller au restaurant.
J’arrive en dernier parce que maintenant que je suis une star, j’aime me faire désirer. Mon père me prend dans ses bras, mon frère me prend dans ses bras, ma chérie me prend dans ses bras. Après ces quelques câlins inattendus mais pour le moins agréables (surtout le dernier), nous commandons à boire, et comme nous sommes des gens simples, mon père prend un bourbon, mon frère une bière, Manon un verre de vin rouge, et moi du vin blanc liquoreux. On me demande des détails sur qui a appelé, comment je me sens, qu’est-ce que j’espère. Je raconte que j’ai voulu faire le malin et que j’ai dit que j’étais en train d’écrire un roman, j’ai même donné un titre à la con et que j’ai passé la journée à chercher une histoire à raconter et que je n’ai bien entendu rien trouvé. J’ai imaginé un polar, un thriller, de l’espionnage, même un livre érotique tellement j’étais désespéré !
Mais rien.
Mon frère me dit que je devrais écrire sur moi.
Une autobiographie ?
Pas nécessairement, un truc qui raconte ton histoire.
Mais mon histoire n’est pas intéressante, tout le monde s’en fout !
A toi de la rendre attrayante !
L’idée fait son chemin… Pourquoi pas oui… Je n’ai rien à perdre…
Manon raconte une histoire qui est arrivée à son travail qui fait beaucoup rire mon père parce que ça parle de caca. Je n’ai pas bien écouté, mais je crois que quelqu’un s’amusait à chier dans les lavabos. Mon frère raconte que les toilettes des hommes étaient tellement crades dans son entreprise, qu’ils ont lancé une enquête pour connaître les gros dégueulasses. Je ne sais pas s’ils les ont trouvés, je perds le fil des conversations, n’écoutant que par à-coups. Je pense à mon roman.
Ecrire sur moi… Oui, je pourrais. Je pourrais faire un récit romantique et faire quelques flashbacks. Je pourrais parler de mon licenciement, et puis de certaines personnes…
Ressasser le passé… Raconter Manon.
Elle me sourit tandis que mon père raconte ses anecdotes de prof. Elle est tellement ravissante. Elle illumine ma vie, littéralement. Je me sens moins minable à ses côtés. J’ai envie de la toucher, de la serrer. Je nous revois sur un pont en train de nous câliner. Ils éclatent de rire alors j’en fais autant mais je ne sais pas ce qui est drôle. Je m’enferme petit à petit dans mon univers. Ça recommence. Depuis quand ça ne m’était pas arrivé de me perdre dans mes pensées et de me couper ainsi des autres ? Je dois revenir, j’ai appris à revenir, je sais le faire.
Je n’aime pas ressasser le passé.
Peut-être que ça serait l’occasion de tourner la page une bonne fois pour toutes. Tout mettre à plat.
Se souvenir, écrire, garder ce qui est et a été.
Mon frère, mon père et Manon me font des signes. Ils m’interpellent.
Je dois revenir.
Reviens.
Je leur souris. Manon me demande où j’étais.
Mon frère répond pour moi.
J’étais parti, pas très loin. Il lui explique que je faisais tout le temps ça quand j’étais plus jeune. Que je me faisais souvent reprendre par les profs car je n’écoutais jamais, je rêvassais sans cesse.
Je suis désolé. Je m’excuse.
Mon père dit que c’est ma façon de fuir le stress. Qu’au-delà de l’enthousiasme, je dois être extrêmement stressé.
Il a raison.
Je leur dis que je suis ravi d’être avec eux ce soir, que ça me fait plaisir d’être avec les personnes auxquelles je tiens le plus. Manon me prend la main.
Je les regarde.
Le silence s’installe. Tout le monde semble se souvenir. Je crois que mon frère pense à notre mère et que mon père pense à sa femme. Il n’a jamais enlevé son alliance.
Tout le monde semble un peu triste d’un coup.
Mais Manon sourit et tout le monde sourit.
C’est l’effet qu’elle fait.
Le repas est ensuite plus joyeux. Entre souvenirs drôles ou embarrassants, on se moque des uns et des autres. Manon nous montre des photos d’elle quand elle était enfant, elle a un bandana rose sur l’une d’entre-elle avec un appareil dentaire. Parfois, vieillir, ça fait pas de mal… Elle me tape délicatement pour marquer sa désapprobation.
Nous nous quittons tous très heureux.
Manon et moi marchons un peu avant de rentrer.
Sur les quais de Saône, elle me serre dans ses bras et me dit qu’elle est contente pour moi. Je relativise, je ne serai sans doute tiré qu’à quelques centaines d’exemplaires, mais savoir qu’un de mes livres va exister, ça me met du baume au cœur !
Nous remontons la Saône main dans la main, de l’autre côté de la rive, la ville s’illumine. Je ne me lasse pas de cette ville. Je demande à Manon si elle sait ce qu’est le pyroscaphe.
Non.
Alors je lui raconte.
****
Manon dort paisiblement dans mon lit. Je me suis installé dans le salon, l’ordinateur sur les genoux. Terton a préféré rester avec elle. Je crois qu’il l’a adoptée. Il a l’audace de lui faire des câlins de temps en temps en veillant bien à me regarder dans les yeux pour me narguer…
J’ouvre mon logiciel de traitement de texte, une page blanche apparaît, je suis un peu tendu. J’appréhende ce qui sortira de tout ça. Suis-je prêt à tout dire ? Il est temps de grandir à nouveau. Temps d’assumer qui je suis. Je mets mon casque sur les oreilles. Je lance le mode aléatoire, surprends-moi putain de hasard ! Surprends-moi !
Et le hasard me donne Janis Joplin…
Ma mère adorait Janis Joplin. Sa voix rocailleuse, sa part d’ombre aussi sûrement.
J’inspire.
J’écris :
– L’idole du vide – Prologue –
J’hésite. Dois-je mettre plutôt préface ?
C’est pas un peu tôt pour écrire la préface ? Ne faudrait-il pas mieux l’écrire à la toute fin ? Tant pis. Je la réécrirai au pire. Elle me donnera le ton.
Je corrige :
– L’idole du vide – Préface –
Je devais avoir huit ou neuf ans lorsque j’ai accompagné ma mère au premier vide-grenier qui s’organisait dans notre village. Elle aimait les livres vieux, abîmés, qui ont vécu. Elle appréciait non seulement le texte à l’intérieur, mais surtout l’histoire autour de l’objet. Elle disait qu’elle aimait imaginer le type de personnes qui avait bien pu lire ce livre, s’il avait été donné par un grand-père à sa petite-fille, par une mère à son fils, par un frère à son frère, par une personne secrètement amoureuse à la personne qu’elle aime… Puis d’une main à une autre, encore et encore…
A ce vide-grenier, j’étais tombé sur un livre sur lequel étaient écrits quelques mots bizarres que je n’avais jamais lus : Bilbo le Hobbit.
Je l’avais alors ouvert, impossible de résister à ma curiosité. Il y avait une carte dessinée à l’intérieur, j’ai de suite voulu visiter cet endroit. J’ai regardé ma mère et elle m’a dit que je faisais là un excellent choix. Le vendeur a acquiescé et m’a dit que quand je serai plus grand, je lirai Le Seigneur des Anneaux, du même auteur, et que là, ma vision de la littérature changerait !
Il ne s’était pas trompé.
J’aurais bien voulu parler du Seigneur des Anneaux avec ma mère.
J’ai suivi ma mère de stands en stands tandis que je commençais à lire les premières lignes du livre. Je bousculais quelques personnes qui semblaient ne pas me le reprocher.
On excuse tout à un enfant qui lit.
Elle a choisi quelques bouquins auxquels je m’intéressai à peine. Elle finit par me sortir de mon livre et me montra un vinyle. Elle me dit qu’elle adorait cette chanteuse.
Je lis, Geanice Joplein ?
Elle dit, Janis Joplin.
Nous sommes ensuite rentrés à la maison, je me suis assis dans le canapé avec mon livre, je vois encore ma mère installer le disque dans la platine, j’entends encore les premières notes de basse, j’aperçois encore ma mère monter le son et danser.
(…)
FIN