Le temps était à l’orage. Jules accéléra le pas pour ne pas se prendre la pluie. Il craignait néanmoins davantage la foudre qu’il voyait au loin illuminer le ciel sombre. Le vent s’était levé soudainement. Les nuages traînaient leurs formes archaïques et semblaient s’accrocher au sol.
Jules avait loué une petite maison à la campagne pour écrire dans le calme. Il logeait à une petite demi-heure du village et s’imposait d’y aller à pied. Il n’avait pas vu l’orage se pointer, la météo ne l’avait pas prévu. C’était une ambiance de fin du monde, Jules ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour prendre des photos. Entre les vagues de nuages et les arbres qui pliaient, les belles images ne manquaient pas.
Il quitta la route pour suivre un sentier vers le nord. Il ne pleuvait pas encore mais la température était tombée. C’était le printemps, ça ressemblait à l’hiver. Sur la route, les arbres germaient, mais ici, les branches étaient complètement sèches. Il ne l’avait pas remarqué à l’aller. Il ne s’en inquiéta pas.
Il portait ses courses dans son sac à dos ainsi que dans un sac en tissu. Il changeait régulièrement de main car les poignées lui coupaient le sang. Il regrettait de ne porter qu’un sweat. Il avait pourtant le souvenir d’avoir pris une veste avec lui, qu’en avait-il fait ?
L’orage éclata. La terre trembla sous l’impulsion du grondement. La pluie s’écrasa sur le sol. La boue déborda du sentier.
Jules ne voyait désormais pas à trois mètres. Il regardait ses pieds pour ne pas tomber. Il pensait au pain qui prenait l’eau, il était déjà foutu. Un éclair tomba non loin de lui, l’orage rugit si fort que Jules en sursauta.
Il crut voir une ombre passer au-dessus de lui. Il regarda en l’air mais l’eau tombait dans ses yeux. Il reprit sa marche, accélérant son allure. Il se sentait épié. L’atmosphère ne lui semblait pas naturelle. Cet orage était étrange. Il marchait aussi vite qu’il pouvait. Son sac de courses et son sac à dos pesaient de plus en plus lourds.
Il sentit de nouveau une présence, une ombre. Il essaya de se convaincre que ce n’était que son imagination. Il se mit à courir. Il sentait le froid dans ses pieds. Il baissa la tête et constata qu’il n’avait plus de chaussures. Il avait dû les perdre dans la boue. Il pensa à faire demi-tour, il les retrouverait après l’orage, tant pis. Il entendit un hurlement, un grondement ? Il ne savait plus. Un éclair frappa un arbre à quelques mètres de là. Jules s’arrêta, il cherchait son souffle. L’arbre avait littéralement explosé. Ça aurait pu être lui. La pluie redoublait d’intensité, il n’y voyait pas à un mètre. Quelque chose toucha sa jambe. Il se retourna. Rien. Ça devait être la pluie, ou simplement son sac de courses, ou son imagination.
Il était glacé, trempé jusqu’aux os. Les rafales de vent fouettaient son visage. Son corps se crispait sous les coups. Le chemin lui paraissait atrocement long, il n’en voyait pas la fin, il aurait déjà dû arriver. La forme repassa devant lui, cette fois, il en était sûr, il n’était pas seul.
C’était immense.
Il s’arrêta.
La forme se posa devant lui, à quelques mètres. Il ne pouvait distinguer les contours. Il regarda autour de lui, cherchant une échappatoire. Il posa doucement son sac de courses et retira son sac à dos. Il regarda derrière lui. La forme était derrière lui. Il regarda devant, elle était devant. A gauche, elle était là-aussi. Pareil à droite. Malgré le froid, malgré la pluie glaciale, il commençait à avoir chaud. Il observait les formes autour de lui. Elles semblaient se rapprocher. Il se sentait acculé.
Sa respiration s’accéléra.
La pluie s’arrêta d’un coup. La bête se dressait face à lui. Elle devait faire trois fois sa taille. Sa gueule était effrayante, son regard vide. Il avait le corps d’un monstre marin, un mélange de Godzilla et de serpent. Ses dents semblaient affûtées, sa langue bifide laissait sortir un sifflement aigu qui s’amplifiait. Jules aperçut enfin la maison. Il courut aussi vite qu’il put. Il avait l’impression de ne guère avancer. La maison s’éloignait, ce n’était pas possible. Il avait tellement plu que ses jambes s’enfonçaient dans le sol, parfois jusqu’aux genoux. Ses pieds nus étaient tailladés par des roches tranchantes. Il hurlait de douleur à chaque pas.
La bête l’avait pris en chasse. Jules se traînait maintenant à quatre pattes, la maison n’était plus très loin. Il la voyait distinctement désormais. Il se leva et sprinta de toutes ses forces jusqu’à l’intérieur de la maison, oubliant ses douleurs.
Il arriva à la porte, elle était ouverte, il avait juré l’avoir fermée.
Il referma derrière lui.
Il attendit un court instant, reprit son souffle, et regarda à la fenêtre. Le monstre n’était plus là.
Il appuya sur l’interrupteur pour allumer la lumière. Rien. Les pièces étaient plongées dans l’obscurité. Le vent s’engouffrait dans les menuiseries des fenêtres mal isolées, produisant un bourdonnement inhabituel. Jules se dirigea vers la cuisine, attrapa des allumettes et alluma une bougie. Il ouvrit ensuite la porte de la cave et descendit les escaliers. Il était rassuré, le monstre ne pouvait entrer. Les monstres ne peuvent entrer dans les maisons s’ils n’y sont pas invités.
A moins que ce ne soient que les vampires ?
La bougie manquait de s’éteindre à chaque pas. Les marches craquaient sous le poids de son corps meurtri. Tous ses muscles le faisaient souffrir. Il posa son pied nu sur le sol glacial. Le froid le saisit. Il comprit qu’il avait de l’eau jusqu’aux mollets. Il avança péniblement jusqu’au compteur. L’eau, calme au début, s’était transformée en torrent. Il sentit soudain quelque chose s’enrouler autour de sa jambe et le happer vers le fond. Il chercha à se défaire de l’emprise, il n’avait guère plus de force. Le souffle lui manquait. Il se rappela alors qu’il savait respirer sous l’eau. Il attrapa un couteau à sa cheville libre et frappa le tentacule qui le tenait. Cette dernière lâcha prise dans un hurlement de douleur. Il sortit la tête de l’eau et vit apparaître le monstre face à lui, dégoulinant, suintant, imposant. Son corps dégageait une odeur pestilentielle, une muqueuse jaunâtre sortait des deux pores de sa poitrine. Des tentacules lui servaient de bras et son dos était recouvert d’écailles qui semblaient bouger indépendamment les unes des autres. Sa mâchoire était gigantesque, de la bave coulait de sa bouche dépourvue de lèvres, ses dents grises étaient aussi tranchantes que des lames de rasoirs. Jules le savait, il n’avait aucune chance face à ce colosse. Il ne pouvait l’affronter. Il était paralysé, effrayé.
Le monstre commença à chanter Running to Stand Still de U2. Jules le regarda abasourdi.
J’ouvre les yeux. Je suis dans mon lit, transpirant, les draps sont trempés. La chanson continue à tourner. J’en avais sélectionnée une au hasard pour me réveiller. Il fallait que ce soit la chanson préférée de Margaux… Mon cœur bat fort, tous les muscles me font affreusement mal… Je me sens compressé. Il faut que je me lève. Il faut que j’aille travailler. Il faut que j’aille à ce boulot d’où j’ai été viré… J’ai dû dormir deux heures. Je suis épuisé… Je n’ai pas faim. Je me douche. L’eau chaude me détend un peu. Je mange une pomme, je me force.
J’arrive au travail, je suis en avance. Faut être con pour arriver en avance à un travail où on n’est plus le bienvenu. Tant pis, je ne vais pas bosser de toute façon, je vais traîner sur Internet, et puis… je ne sais pas… attendre que le temps passe.
Manon vient de m’envoyer un texto. A cette heure-ci, elle doit être dans le bus. Elle espère que je vais bien. Il lui tarde de me voir vendredi. On est que mercredi… Il va falloir que je dorme d’ici là. Je lui réponds qu’il me tarde aussi. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais c’est parce que je suis encore sous le coup de mon cauchemar et que je n’arrive pas à ne pas penser à Margaux… Mes collègues arrivent. Stéphane, Sandrine et Jean, dans cet ordre. Ils me font tous la réflexion que je suis parti tôt de la soirée, sans dire au revoir. Je m’en excuse. Je ne me sentais pas bien. Ils sourient. Une conversation Skype groupée débute. Ils veulent savoir si j’ai chopé la femme du chef. Stéphane espère que oui. Ils me racontent que lorsqu’elle est revenue à la soirée après être partie avec moi, son mari l’attendait et lui a fait une scène. Jean a entendu le chef lui demander des explications, qu’il passait pour un con, et elle lui a répondu qu’il devait en avoir l’habitude. Il la tenait par le bras, elle lui a dit qu’il avait intérêt à la lâcher et il s’est barré furieux.
Le chef arrive et ne dit bonjour à personne. Il se contente de me regarder et me dit de le suivre dans son bureau.
Je le sens très énervé. Il me dit que je peux prendre mes affaires et rentrer chez moi. Ce n’est plus la peine que je revienne. Je lui demande s’il peut me l’écrire sur un papier. Il me demande pourquoi. Je n’ai pas confiance en lui. Si je dois ne pas revenir travailler, je veux que les ressources humaines me fassent un document et m’assurent le versement de mon salaire. Il me dit que je suis un emmerdeur, qu’il est content de m’avoir viré, que je suis une sous-merde sans talent et que s’il me reprend à tourner autour de sa femme, il me cassera la gueule. Je lui dis que quand on veut menacer quelqu’un, il ne faut pas le faire avec la voix tremblante, sinon, ça perd tout effet. Il me dit de me casser et que les ressources humaines vont m’apporter le document que j’attends. Je lui souhaite une bonne journée et lui dis de passer le bonjour à sa femme de ma part.
Il me traite de connard.
Vers 10h30, un gars des ressources humaines m’amène le document stipulant que j’ai l’autorisation de quitter mon poste, que je garde mon salaire et l’ensemble des avantages négociés lors de mon licenciement. Je relis ça plusieurs fois, le mec des ressources humaines s’impatiente. Il me dit que je n’ai rien à craindre.
Je lui demande s’il sait pourquoi on me dégage de la sorte, il me répond qu’on l’a informé que mon comportement était inapproprié et que pour le bien-être de mes collègues… Ces derniers rigolent, le mec se vexe. Il me regarde d’un air interrogateur. Je lui dis que si j’en suis là, c’est parce que mon chef croit que j’ai couché avec sa femme. Il me demande si c’est le cas. Je souris et lui dis pas encore. Il me dit que j’aurais tort de me priver et que ça ferait du bien à ce connard qui se croit tout permis. Je signe le papier, rend mon badge. Je peux rentrer.
Chez moi, je me mets directement au lit. Terton me suit et s’installe à mes pieds. Je m’enfonce confortablement sous ma couette, je me sens tout à coup bien mieux, plus en sécurité. Je crois que je vais vite m’endormir.
Il y avait une porte. Une poignée sur la porte. La porte était dans un mur. Tout était obscur. Seule la poignée était visible. Jules l’empoigna et la tourna vers la droite. Il s’avança de quelques pas et se retrouva dans une salle sans murs, le sol était un immense damier fait de cases noires et de cases blanches s’étendant à l’infini. Une forme étrange s’approchait de lui. Il avait du mal à l’identifier. C’était lent, ça semblait grand, puissant. La forme semblait déséquilibrée. En s’approchant, il arriva à distinguer un corps, un être humain. Ce dernier semblait blessé. La tête peinait à se tenir droite, la jambe gauche boitait. Il distinguait désormais une femme. La silhouette lui semblait familière. En s’approchant, il reconnut le visage. Malgré l’absence de lèvres, cela ne faisait aucun doute. C’était celui de sa mère. Elle avait néanmoins quelques années de plus, comme si elle avait continué à vieillir. Elle se planta devant lui. Une autre forme apparut et s’arrêta à côté de l’autre. C’était Margaux. Une troisième. Alice. Une autre, Claire. Une dernière, Manon. Elles applaudirent en même temps et lâchèrent un whou ! Pourquoi jouent-elles la sonnerie de mon téléphone ?
J’ouvre les yeux. Malaise. Mon téléphone sonne. Kissing The Lipless des Shins J’ai oublié de le mettre sur silencieux.
Manon.
Je réponds.
Ma voix est lourde, cassée. Elle me demande si elle me réveille. Je dois confesser que oui. J’ai très mal dormi la nuit d’avant. J’essaie de rattraper mon sommeil. Elle me demande si tout va bien. Je suis juste fatigué. Sandrine lui a dit que je n’avais plus à venir bosser. Elle veut savoir comment je me sens.
Plutôt soulagé.
Elle a trouvé un appartement grâce à l’ami d’un ami. Il lui plaît. L’appartement, pas l’ami. Ni l’ami de l’ami. Elle y emménage la semaine prochaine le temps de nettoyer et de refaire quelques peintures. Elle me demande si elle peut dormir chez moi vendredi, ça l’embête de rentrer tard en logeant chez quelqu’un d’autre. Bien sûr qu’elle peut. Et puis j’avais le secret désir de la faire venir chez moi de toute façon, ça tombe plutôt bien. Elle me demande ce que j’ai prévu de faire maintenant, et je lui dis que je vais me préparer un repas et que je m’installerai devant une série sûrement. Elle est étonnée que je prépare mon repas si tôt. Il est tout juste 17 heures.
17 heures ? Ça fait six heures que je dors… Merde, je pensais que je m’étais tout juste assoupi… Du coup, je vais plutôt me faire un goûter. Elle me dit qu’elle va au cinéma avec la copine qui l’héberge, elles n’ont pas encore choisi le film. J’ai l’impression qu’elle n’ose pas me dire quelque chose. Elle ose finalement. Si je le souhaite, je peux me joindre à elles.
Je suis gêné. J’aimerais bien la voir je crois. J’ai le cœur lourd. Je revois les images de mon rêve, les zombies qui me regardent…
Je décline son invitation, j’ai prévu de voir un copain. Elle me dit que ce n’est pas grave. Je ne sais pas si elle m’a cru. Pourquoi j’ai menti ? Elle m’aurait compris… Je vais rester chez moi, écrire, me reposer, me regarder un film. Qu’est-ce que je vais faire de tout ce temps libre ? Si j’osais, je partirais. Quelque part, je ne sais où. Avec Margaux, on a toujours rêvé d’aller à New York. C’est peut-être ce que je devrais faire. Partir. J’ai toujours voulu partir, fuir, m’évader, m’éloigner. J’ai le privilège de pouvoir le faire, pourquoi devrais-je encore repousser, ne vivre tout ça qu’à travers de vulgaires fantasmes ?
Je mange un fruit, j’ai peu d’appétit. Je n’ai jamais vraiment rien fait de fou dans ma vie. Je ne suis jamais parti sur un coup de tête, je n’ai jamais vraiment pris de risques. Même avec les femmes, j’attends d’être sûr à 100% avant de me lancer. Et encore, à ce moment là, je me liquéfie à l’idée d’être rejeté. Je ne plonge jamais la tête la première, j’ai trop peur de toucher le fond.
J’aime avoir des certitudes, ou ce qui s’en approche le plus. Je déteste l’inconnu, les situations sur lesquelles je n’ai aucun contrôle. Je déteste ne pas connaître un contexte, je déteste me fondre dans la masse, je ne sais pas faire. Je ne sais pas quoi dire à un inconnu. Si je ne trouve pas quelque chose dans un magasin, demander un renseignement me tétanise. Je ne supporte pas les nouvelles situations, les changements dans mon quotidien, je suis effrayé à l’idée de faire entrer une nouvelle personne dans mon paysage, je me fais violence quand ça arrive. Je suis mal dans ma peau, je porte sans arrêt un masque, je ne suis jamais moi-même.
Sauf avec Margaux.
Avec elle, je n’avais pas à tricher. Ni avec Alice, mais Alice, ce n’était pas pareil. On a grandi ensemble. J’imagine que Manon aussi porte un masque. Je ne sais pas, elle me semble transparente. Mais elle se trompe sur moi. Elle croit me connaître parce qu’elle m’a lu. Elle se trompe. Si j’écrivais qui je suis dans mes textes, ça serait drôlement ennuyant pour moi. Bah, de toute façon, mes écrits ne valent rien… Je n’ai vraiment rien de fascinant à raconter, quel intérêt ? J’ai cru à un moment que je pourrais faire comme Harvey Pekar, écrire sur mon quotidien. Mais rien n’en ressort. Qu’est-ce que je pourrais raconter ? « Aujourd’hui, j’ai écrit un article sur le prépuce : morceau de peau tendance ? »
Je vais dans mon salon. J’attrape mon casque et le branche à mon téléphone. Je lance la musique au hasard, je n’ai pas envie de choisir. Je m’installe dans le canapé. Tiens, je ne me rappelle pas du titre de ce morceau. J’aime bien les petites notes de guitares, c’est joyeux. Je sens déjà le sommeil poindre. Je suis incroyablement fatigué. Je lutte pour ne pas m’endormir, c’est difficile.
Je décide alors de me lever. J’enfile un manteau, des chaussures, un bonnet, prends mon appareil photo et file dehors. Il fait déjà nuit, merci l’heure d’hiver. Les rues sont trempées, il a dû pleuvoir dans l’après-midi, je ne m’en suis pas rendu compte. J’aime bien les paysages urbains mouillés, les lumières se reflètent sur le sol la nuit, c’est vraiment très joli. J’aime l’atmosphère qui s’en dégage. J’ai vu une photo de New York, scène de nuit, il y a une cheminée orange et blanche au milieu de la rue et de la fumée qui en sort. Quelqu’un m’a dit que ça venait des égouts, j’ai trouvé ça bizarre comme explication. Pourquoi les égouts de New York fumeraient et pas les autres ? Du coup j’ai fait quelques recherches, et en quelques secondes, j’avais la réponse. C’est le système de chauffage et de climatisation qui date de la fin du 19e siècle qui est à l’origine de cette fumée qui n’est autre que de la vapeur d’eau. J’imagine les buildings tout autour de moi, les taxis jaunes, les avenues larges comme des autoroutes. Je me promène sur Time Square, descends Broadway jusqu’à Union Square parce que j’ai vu ça sur un blog et que ça a l’air chouette à faire.
Et puis je file vers le sud, Washington Square. J’imagine Bob Dylan jouant sur cette place assis sur un banc avec ses potes.
Je reviens à Lyon. Inexorablement, je suis toujours attiré par l’eau. Je traverse la Saône et emprunte le chemin napoléonien pour grimper sur la colline de la Croix Rousse. C’est étrangement calme. Il n’y a pas de voitures, je ne croise personne. Les volets sont fermés, aucune lumière ne provient des habitations. Je me sens mal à l’aise, oppressé, une impression de profonde solitude. C’est bizarre un quartier semblant dénué de vie. Je remonte le boulevard de la Croix-Rousse. Cette fois, j’en suis sûr, il s’est passé quelque chose. Il n’est pas possible qu’il n’y ait personne ici. Quelqu’un me klaxonne. Je suis au milieu de la route. Il m’engueule. Pendant un instant j’ai cru être dans un rêve. Mais la vie reprend. Elle ne s’est sans doute jamais arrêtée. Mon imagination m’a encore joué des tours…
Un homme m’interpelle alors que je monte sur le trottoir. C’est un clochard mais se définit plutôt comme un vagabond. Il me répète qu’il n’est pas un clochard, d’abord il ne boit pas d’alcool, et en plus il prend soin de son corps. Il marche au moins quatre heures par jour parce que c’est bon pour la santé. Bon, ça use les souliers mais il a un bon plan pour en avoir des gratos. Si ça m’intéresse, il peut m’en revendre, un peu de liquidité ne lui ferait pas de mal, et par là, insiste-t-il, il parle d’argent et pas d’alcool.
Il sent l’alcool pourtant, l’après-rasage peut-être.
Il me demande si j’ai déjà lu Thomas Hobbes. Je lui réponds que le seul philosophe anglais que j’aime, c’est Hugh Grant… Il balaye de la main ma remarque et me dit que je dois lire Hobbes, et tout particulièrement Léviathan. Ça parle d’un monstre qui attaque l’Angleterre et qui devient le roi et tout le monde le respecte parce qu’il inspire la peur. Je crois bien qu’il a lu n’importe quoi sur Internet, mais il insiste et me répète mot pour moi ce qu’il m’a dit précédemment. Il me dit que c’est une histoire vraie et que le monstre a quitté l’île – pas Lille la ville – après avoir fait un enfant et que depuis, sa lignée règne sans partage sur le Royaume-Uni. Et que même que la licorne sur les armoiries du royaume serait ni plus ni moins que le Léviathan déguisé parce qu’il est tellement hideux qu’on a choisi la licorne en faisant croire que ça symbolisait l’Ecosse alors qu’on sait tous que personne n’aime l’Ecosse.
Moi j’aime bien l’Ecosse !
Justement, continue-t-il, ça signifie que j’ai des affinités avec le Léviathan, et que ce dernier erre de par le monde à la recherche d’un nouveau territoire à annexer. Et que je suis le seul à pouvoir m’opposer à lui. Mais il me dit que les choses iront mieux pour moi bientôt, parce qu’il n’y a pas de raison, que j’ai droit à un peu de bonheur comme tout le monde. Je lui dis que je ne suis pas à plaindre mais il me répond que je n’ai pas à culpabiliser, que je n’ai pas à porter le poids du monde sur mes épaules. Qu’est-ce qui lui fait croire que c’est le cas ?
Les yeux. Les yeux ça ne trompe pas. Je hausse les épaules et continue mon chemin. Il me dit d’attendre, que je ne peux pas partir comme ça, qu’il est temps que j’affronte mes peurs. Je continue mon chemin et lui dis que je n’ai pas de peur particulière, sauf le vertige et soudain le sol se dérobe sous mes pieds et je tombe sur plusieurs mètres dans un champ où une herbe noire s’étend tout autour de moi.
Cette fois c’est sûr, je rêve et j’en ai conscience.
Le clochard, qui me rappelle qu’il est un vagabond, me sourit et me dit que j’aurais dû lire Thomas Hobbes et non Calvin et Hobbes, comme ça j’aurais su à qui j’avais vraiment à faire. Je lui rétorque que le livre de Thomas Hobbes est un livre de philosophie et qu’il n’y a aucun monstre, mais il crache par terre et commence à émettre des cris stridents alors que ses vêtements se déchirent tandis qu’il se transforme.
Il se métamorphose en un être infâme dénué de toute pilosité, se tenant debout sur deux pattes, un épiderme huileux, gras, dégageant des vapeurs irrespirables. Il a des griffes acérées, ses yeux crachent du feu et sa gueule possède une dentition pareille à celle d’un requin blanc.
Il me demande alors si je vais avoir peur toute ma vie de me battre ou est-ce qu’enfin je vais l’affronter ?
Je lui réponds que je ne vais pas me battre.
Que je me suis battu toute ma vie pour des choses bien réelles et qu’il n’est que le fruit de mon imagination, que je vais me réveiller maintenant et que s’il revient d’autres nuits, ça sera la même chose.