Ma nuit est foutue. Les yeux grands ouverts, j’observe la fadeur de mon plafond, à peine éclairé par mon radio-réveil. Je n’arrive pas à dormir. Parler de Margaux me fait toujours aussi mal… Je pensais vraiment que la peine finirait par disparaître…
Je préfère me lever. Ecrire sur elle.
Sur le chemin du retour, j’ai repensé à ce que j’ai pu déjà rédiger de notre histoire. Je tenais surtout un journal, je m’imposais d’écrire, de raconter mon quotidien, de lui raconter. Je ne savais pas comment faire. Comment font les autres pour se remettre de la perte de l’être aimé ?
Étrangement, je n’ai jamais parlé de notre rencontre. Je ne sais pas, peut-être que quand on donne à une histoire un début, on se doit de lui donner une fin… Et sans doute qu’au fond, je ne veux pas que mon histoire avec Margaux se finisse…
Je me suis installé à mon bureau dans ma chambre, c’est cosy. Pas très grand, mais avec un peu de musique et de lumière, c’est parfait. Je me suis sélectionné une playlist de Jazz de John Coltrane, ça débute avec In a Sentimental Wood où il est accompagné de Duke Ellington.
Qu’est-ce que je peux aimer ce morceau ! J’ai quelques fruits à côté de moi, une banane et une mandarine pelée, un verre d’eau. Je suis prêt, je dois m’y mettre…
Bon…
Par où commencer ?
Comment je l’ai connue ?
C’est un mardi de septembre, le début de l’automne. Une de ces journées dont on n’attend rien de particulier. J’ai des congés à prendre alors je m’offre des jours de repos de temps à autres. Celui-ci m’a été imposé, je n’ai pas pu avoir mon lundi, ça m’a énervé. Un week-end de trois jours aurait été parfait… Tant pis. Il fait merveilleusement beau, je me promène au Parc de la Tête d’Or. J’ai rendez-vous avec Bertrand, nous voulons manger une bonne gaufre. Comme à son habitude il est en retard. Il m’a prévenu alors je traîne du côté du zoo. J’ai de la peine à regarder les animaux enfermés. Je vais près de l’enclos de l’ours à lunettes. Je l’aime bien. Je lui dis bonjour, j’aimerais bien qu’il me fasse un signe.
Un jour, j’étais tout seul et il tournait en rond et il s’est arrêté devant moi et s’est mis sur ses deux pattes arrière. Il a reniflé puis a repris son activité. Je suis revenu le lendemain et il s’est de nouveau mis sur ses pattes arrière lorsqu’il m’a vu et a reniflé dans ma direction. J’ai cru à ce moment-là qu’on avait une connexion lui et moi.
Non… Est-ce que j’ai besoin de raconter tout ça ? Si je me souviens bien, je l’ai croisée du côté des crocodiles. Du coup, mon délire avec l’ours… Bof…
Je reprends…
Je vais près de l’enclos de l’ours à lunettes. Je l’aime bien. Je lui dis bonjour, j’aimerais qu’il me fasse un signe en retour. Un jour, j’étais tout seul et il tournait en rond et il s’est arrêté devant moi et s’est mis sur ses deux pattes arrière. Il a reniflé puis a repris son activité. Je suis revenu le lendemain et il s’est de nouveau mis sur ses pattes arrière lorsqu’il m’a vu et a reniflé dans ma direction. J’ai cru à ce moment-là qu’on avait une connexion lui et moi.
Evidemment, je n’existe pas pour lui, alors je reviens sur mes pas et vais jeter un œil sur les crocodiles. Je déteste ces bêtes… Certainement parce qu’elles me font peur… Mais là, dans leur petite cabane avec leur petit point d’eau, ils arrivent à me faire de la peine… Je leur fais signe de la main, et je dis à voix haute, croyant être seul « See You later Alligator ».
Je me retourne pour partir et y’a une nana plantée devant moi.
– In a while crocodile ! Dit-elle toute fière.
– Quoi ?
– Ce sont des crocodiles d’ailleurs, pas des alligators. Des crocodiles du Nil pour être précis.
Je reste sans voix, confus parce que je n’aime pas me faire corriger.
Je n’aime pas me faire corriger ? Non mais n’importe quoi… Et si je disais plutôt : Je suis embarrassé qu’elle me corrige, parce qu’elle est incroyablement belle et que…
Non.
Je suis un peu gêné, je n’aime pas passer pour un imbécile, surtout face à une jolie fille.
Est-ce que j’étais vraiment gêné ? Je pense que j’étais surtout étonné, surpris… Va pour gêné, je l’étais aussi. Retour au dialogue.
– C’est écrit sur le panneau là-bas, je viens de le lire, me dit-elle espiègle parce qu’elle sait que je me sens bête.
– Ah ? Je ne les lis jamais… C’est comme les modes d’emploi, je compte sur mon bon sens pour y arriver…
– Et ça marche ?
– Je n’irai pas jusque là, mais je n’irai pas jusqu’à avouer non plus que ma fierté me fait faire parfois n’importe quoi…
– Je vois… On se croit plus malin qu’un ingénieur suédois !
– Mais oui ! C’est exactement ça ! Tu lis en moi comme dans une notice de meuble Ikea !
– Wahou ! C’est donc ça le coup de foudre ?
– Ah ? Ils ont annoncé de l’orage ?
– Pfff ! Elle est nulle celle-là !
– Mais ? Pourquoi tant de haine ?
– La vérité ? J’ai toujours eu du mal avec les fans de Billy Haley !
– D’abord c’est Bill Haley, et ensuite, je ne suis pas fan hein…
– Pas fan, mais tu as l’air de bien le connaître quand même…
– Mais… C’est toi qui as fait référence à sa chanson ! Et puis t’es qui toi ?
– Je suis Margaux ! Et toi, t’es qui ?
– Jules ! Dis-moi Margaux, tu embêtes souvent les gens comme ça dans la rue ?
– Non, seulement dans les zoos ! J’observe les gens près de l’enclos à crocodiles et dès que quelqu’un dit (elle prend une voix aiguë) « oh le joli alligator ! » je lui saute dessus ! (Voix grave) « Mais c’est un crocodile madame ! Vous ne savez pas lire ? »
– Wahou ! Tu as un don pour les imitations toi !
– N’est-ce pas ?
A-t-elle vraiment dit « n’est-ce pas » ? Non… C’était quoi la suite déjà ? En substance, c’était ça, elle était comme ça, d’un naturel déconcertant ! Je la vois encore faire ses imitations en rentrant le menton pour faire une voix d’homme qui fume depuis 50 ans. Han Solo ! Comment j’ai pu oublier ? Peut-être parce que je me suis ridiculisé… C’était vraiment à ce moment là d’ailleurs ? Hum… Peu importe… Je reprends.
– Wahou ! Tu as un don pour les imitations toi !
– N’est-ce pas ? Incroyable hein ? Et encore, t’as pas tout vu ! Je sais aussi parfaitement danser la Macarena ! Et va pas croire, c’est plus difficile qu’il n’y paraît, synchroniser les pieds et les mains, tout ça, c’est tout un art !
– Je sais !
– Ah ! On se la joue Han Solo ?
– Exactement, et je te confirme que je tire toujours le premier !
C’est vrai que je lui ai dit ça… Elle a bloqué un instant. Elle a dû se demander si j’étais un gros lourd ou si je lui faisais des avances déplacées. Elle m’a dit plus tard qu’elle avait eu un doute, mais que vue ma tête, elle avait compris que j’avais un sens de l’humour douteux… A vrai dire, je testais surtout ses connaissances en Star Wars, rapport à la polémique entre Han Solo et Greedo pour savoir lequel a tiré le premier dans la Cantina. (Oui, Han Solo a tiré en premier bordel de merde, arrête tes conneries George Lucas !)
Je me rappelle qu’elle a fait une drôle de tête, puis elle a souri de tout son être. Son premier sourire. Il m’a tué.
Elle a tiré la première.
– Ah ah ! Mais t’es fou toi ! Tu sais que c’est le genre de propos qui ferait fuir n’importe qui ?
– Oui, je crois que j’ai raté l’effet désiré… Mais la bonne nouvelle, c’est que tu n’es pas n’importe qui, tu es encore là !
– Ah ah ! Oui ! Bien vu ! Mais c’est seulement parce que je ne sais pas où se trouve la sortie, me dit-elle en souriant de plus belle.
– Tu viens souvent ici ? Lui demandé-je.
– C’est la première fois !
– Ah ? Tu n’es pas d’ici ?
– Bien vu Sherlock ! Je suis de la région indépendante bretonne…
– La Bretagne n’est pas indépendante…
– Bientôt si ! Dit-elle d’un air folâtre. Tu verras ! Et alors, les gens comme toi, ils se sentiront bien bêtes !
– Hum… Je suis allé à Nantes une fois…
– A Nantes ? Comment oses-tu ? Dit-elle faussement offusquée. J’imagine que tu es du genre à dire que le Mont Saint Michel c’est en Normandie ?
– Mais c’est en Nor…
– Pas un mot de plus pauvre fou ! Tais-toi pauvre fou ! Elle regarde tout autour d’elle. Il y a des espions bretons partout ! Cela pourrait te créer des problèmes… et tu pourrais servir de repas aux alligators…
– Aux crocodiles !
– Je vois, on veut faire fait son malin… me dit-elle en passant son index sous le nez.
– Ah ah ! Dis-moi Margaux… Tu fais du théâtre ?
– Nop.
– Tu prends de la drogue ?
– Je dois confesser que je consomme beaucoup de thé. J’ai un chouette dealer si ça te dit…
– Hum… Nan, désolé, je mange pas de ce pain là… Je suis plutôt jus de pomme…
– Avec des bulles et un peu d’alcool ?
– Oui…
– Ça s’appelle du cidre monsieur ! Du cidre ! Ah les étrangers…, dit-elle en levant les yeux au ciel.
Elle me manque… Putain, ça fait toujours aussi mal… J’ai envie de pleurer. Terton est monté sur mes cuisses. Il me tient chaud. J’aurais bien voulu qu’il connaisse Margaux. Il ronronne.
Je pense souvent à ce que nous aurions pu devenir. Où nous en serions aujourd’hui. Peut-être un enfant ? Peut-être que nous voyagerions autour du monde, peut-être que nous serions très malheureux aussi, mais j’ai peine à y croire. C’était tellement facile la vie avec elle. Je me sentais si bien, si apaisé, tellement libre, tellement moi ! Depuis quatre ans, j’ai l’impression de jouer un rôle. Je me force à ne rien ressentir, je me détache de tout. C’est insupportable…
Bon… J’enchaîne comment ? Est-ce que je continue les dialogues ? Ça a duré un certain temps, je ne me souviens plus des détails, je n’ai pas non plus envie d’inventer. J’aimerais que ça reste le plus juste possible, ne pas dénaturer notre rencontre, ne pas l’idéaliser non plus.
Je n’ai pas envie de la laisser filer, alors je lui pose des questions et on discute de tout et de rien. Elle est très second degré, mais parfois sait s’arrêter. Elle a beaucoup d’autodérision, aime se moquer de moi, mais sait aussi être sérieuse. Elle me parle facilement, c’est étonnant, je suis incapable de faire ça. Elle est familière mais pas intrusive. Avec ses cheveux châtains et bouclés, ses yeux plein de vie, elle m’envoie beaucoup d’énergie, c’est agréable. Je me sens un peu plus vivant.
Elle a quitté la Bretagne pour un travail, elle voulait changer de vie. C’était l’occasion. Elle aime se balader en ville, passer du temps dans les librairies et manger du fromage au petit déjeuner.
Mon téléphone sonne et nous arrête dans notre conversation. Je l’attrape machinalement…
– Tu ne vas quand même pas répondre ! Me dit-elle d’un air faussement menaçant. Tu parles avec une lady bretonne, un peu de respect !
Elle sourit et me fait comprendre de répondre. C’est Bertrand. Il me demande où je suis, j’ai complètement oublié mon rendez-vous. Il est aux gaufres, nous ne sommes pas loin.
– Tu aimes les gaufres ? Demandé-je à Margaux.
– Non mais sans rire ? Des gaufres ? Je suis Bretonne, moi Môssieur ! Je mange des crêpes !
– Y’en a aussi !
– Oh ? Très bien ! Allons-y !
Et nous y sommes allés ! Bertrand a eu du mal à se faire à son humour, elle se moquait de lui car il est né à Paris, et il n’aime pas qu’on se moque de lui, et puis il n’est pas très à l’aise avec les filles. Elle prend une gaufre finalement et on marche dans le parc et souvent elle me regarde et me sourit. Je donne quelques noms d’arbres, parce qu’à force de venir et avec Alice qui aimait connaître les noms de toutes choses, certains réflexes me sont restés. Alors dès que Margaux voit un nouvel arbre, elle me demande comment il s’appelle, et bien sûr, je ne sais pas, alors elle dit que quand on veut crâner, il faut savoir assurer derrière, qu’un Breton ne ferait jamais ça, ô grand jamais ! Elle s’amuse. Elle prend du plaisir à me torturer. Mais elle ne me prend pas de haut.
Le temps passe, il faut se dire au revoir et je ne sais pas quoi faire. Bertrand est au téléphone, il essaie de convaincre sa copine de l’époque de passer le voir. Il faut que je me lance. Depuis que la fin approche, elle n’a pas la même verve. Elle est timide d’un coup, sa voix est plus douce, plus posée.
– J’aimerais bien te revoir, lui dis-je finalement.
– Hum… Je sais pas… Tu n’as pas été tendre avec la mère patrie bretonne… Et tu ne m’as pas payé la gaufre…
– Je te l’ai proposé !
– Peut-être, mais le résultat est le même…
– Je vais peut-être pas prendre ton numéro au final… J’imagine que tu as pris ton forfait en Bretagne… Appeler un téléphone étranger va me coûter trop cher…
– C’est vrai ça ! Non mais ma famille ne t’acceptera jamais et nos enfants seront bizarres… Des mômes à moitié pas Bretons, j’ai peur pour eux…
– Tu vois… Autant que nous restions sur un bon souvenir de cette rencontre improbable…
– Ça sera vraiment un bon souvenir ?
– Non tu as raison… Ça restera plutôt un merveilleux souvenir.
– Pour moi aussi.
– Tu veux pas qu’on se fasse d’autres souvenirs ?
– Si, beaucoup.
Je me rappellerai toute ma vie de son « Si, beaucoup. » Parfois les choses sont évidentes. Je ne vais pas vous faire le coup du mauvais film où le mec explique que quand il a vu la nana il a su qu’il l’épouserait… Non. Mais j’ai su que je la reverrai, et ça m’a mis dans un tel état de stress et d’excitation que je n’en dormais plus…
Cette rencontre m’a bouleversé. A notre deuxième rendez-vous, je lui ai demandé si c’était habituel pour elle de s’adresser ainsi aux gens. Elle m’expliqua qu’elle aimait bien parler aux personnes qu’elle croisait, de tout de rien, et après elle continuait son chemin. Mais avec moi elle voulait rester. Elle sentait que j’étais sur la défensive et du coup, elle ne pouvait s’empêcher d’en faire des tonnes.
J’ai pu vérifier ses dires des dizaines de fois ! Elle avait le contact facile avec le monde, elle les faisait sourire, ils n’étaient jamais méfiants, c’était incroyable !
Elle était incroyable.