PERSONNAGES
JULES
MANON
TERTON (le chat qui vit avec Jules)
Dehors c’est la nuit. Jules a trouvé Manon sur son palier une heure plus tôt. Ils sont dans le salon et discutent. Manon est assise sur le canapé. Jules lance un CD sur sa chaîne: Goon par Tobias Jesso Jr., et sélectionne la troisième chanson Without You.
JULES : Euh… Oui j’ai été marié…
MANON : Je n’aurais jamais cru ! Tu étais jeune ?
JULES : Je… J’avais 25 ans.
MANON : Et qui était l’heureuse élue ?
JULES, embarrassé : Je n’ai pas très envie d’en parler à vrai dire… C’est une part de ma vie que je n’aime pas beaucoup dévoiler…
Jules se dirige vers la cuisine, séparée du salon par un muret faisant office de bar. Il se sert un verre d’eau.
MANON, gênée : Pardon, je ne voulais pas être indiscrète…
JULES, sur la défensive : Tu as soif ? Tu veux un verre d’eau ?
MANON : Non, merci…
JULES : Je n’aime pas en parler… On en parlera un jour… Pas ce soir… Je t’ai déjà dévoilé pas mal de choses… (Il boit son verre d’eau.)
MANON : C’est vrai.
JULES, s’assoit à côté de Manon : Je ne suis pas quelqu’un qui parle facilement. C’est sans doute pour ça que j’écris… J’ai le sentiment que j’arrive mieux à me faire comprendre quand j’écris. Tu vois ? (Manon acquiesce de la tête.) Je suis bien conscient que c’est la solution de facilité parce que je me cache derrière l’écriture, qu’on ne voit pas mes yeux, mes expressions, au fond, ça ne m’engage à rien parce que je peux toujours me cacher derrière l’écrit. J’essaie de faire des efforts. Mais… Chaque chose en son temps…
MANON : Je comprends. Tu veux te protéger aussi.
JULES : Possible oui…
MANON : Quel types de relations as-tu avec les gens ? Tu me sembles quelqu’un de très seul.
JULES : Je sais pas. Oui et non. J’ai des amis. Des amis très proches. Je passe pas mal de temps seul c’est vrai, mais parce que j’ai tous mes trucs à faire…
MANON : Quels trucs ?
JULES : Ecrire… Ecouter de la musique, prendre des photos, lire… Je sais pas… Je sais que dans notre société, être seul est mal vu. Mais j’aime être seul. Je me sens vraiment moi quand je suis seul, tu vois ?
MANON : Oui, je crois… Mais ça ne te pèse jamais ?
JULES : Non.
MANON : Qu’est-ce qui t’a poussé vers tant de solitude ?
JULES, hausse les épaules : Le suicide de ma mère… J’ai dû me débrouiller un peu. Mon père était un zombie, a eu une violente dépression. Mon frère est retourné faire ses études, il rentrait peu…
MANON : Tu avais Alice.
JULES : Certes oui, mais pas au quotidien… J’ai souvent eu cette sensation de solitude alors que j’étais entouré. C’est quelque chose que je ne maîtrisais pas. J’en ai fait mon affaire, c’est pas bien grave, et j’ai appris à aimer ça au final.
MANON : D’accord. Je comprends.
JULES : Rien à voir, mais tu ne m’as toujours pas dit ce que tu faisais là…
MANON : Je vais pas y couper hein ?
JULES : Tu n’es pas obligée ! Si tu n’as pas envie de parler, pas de problème ! Mais… Je me demandais… Et si je n’étais pas rentré ?
MANON : Je sais pas… J’ai pas réfléchi. Je ne savais pas où aller… Je voulais pas t’embêter.
JULES : Tu ne m’embêtes pas Manon. Je suis juste surpris. Au fait… Tu as mangé ?
MANON : Je n’ai pas faim…
JULES, surpris : Tu n’as rien avalé ? Ça fait une heure que tu es là et tu m’as rien dit ? Je suis nul comme hôte… J’ai de la soupe au frigo. Maison. Je vais te la faire réchauffer. Avec des tartines de beurre ça te requinquera !
MANON : Des tartines ?
JULES, se lève et va dans la cuisine : Oui ! Tu manges jamais ta soupe en plongeant des tartines dedans ?
MANON, se tourne pour parler en direction de Jules : Non…
JULES : Tu vas voir c’est délicieux !
MANON : Tu n’as pas à faire tout ça pour moi…
JULES, sort une casserole du frigo qu’il fait réchauffer : Manon. Tu es mon invitée et je te traite comme tous mes invités !
MANON : Je me suis un peu imposée…
JULES, coupe du pain : Hum… En effet. Mais j’aurais pu te laisser dehors ! Donc maintenant tu es mon invitée ! Laisse-moi te préparer tout ça !
MANON : Merci.
JULES, prend le beurre dans le frigo et tartine le pain : Mais de rien ! Tu veux me dire ce qui se passe ?
MANON : Je…
JULES : Tu n’es pas obligée Manon…
MANON : Je sais… Pourquoi es-tu aussi gentil ?
JULES, étonné : C’est un problème ?
MANON : Non, pas du tout. C’est… inhabituel.
JULES : C’est dingue d’être plus étonné de la gentillesse des gens que par leur indifférence ou leur méchanceté, non ?
MANON : Oui… Ce n’est pas un reproche hein ! Mais…
JULES : Mais on vit dans une époque où la gentillesse semble intéressée…
MANON : Cela dit, je préfère les gens gentils hein !
JULES : Je ne suis pas toujours gentil tu sais. Il m’arrive même parfois d’être trop direct, trop froid, trop éloigné… J’imagine que je fais en fonction des gens !
MANON, souriante : Tu veux dire que j’ai un traitement de faveur ?
JULES : Oh mais rien n’est gratuit ! J’ai bien l’intention que tu me paies un cheesecake à l’occasion !
MANON : Ah ah ! Pas de soucis ! Avec plaisir !
JULES : Écoute. Tu es là, tu ne me dois aucune explication. Tu restes le temps que tu veux…
MANON : C’est juste pour une nuit…
JULES, apporte la soupe sur un plateau avec un bol et deux tartines de pain beurrées qu’il tend à Manon : Tu restes le temps que tu veux. Je vais te préparer le lit, changer les draps, tu seras mieux dans ma chambre.
MANON : Non, le canapé ça ira.
Manon goûte la soupe puis trempe une tartine dans laquelle elle croque.
JULES : Tu dormiras mieux dans…
MANON, sur un ton plus sec : Jules. T’es gentil. Tu en fais déjà beaucoup. Le canapé sera parfait.
JULES : OK. Comment est la soupe ?
MANON : Délicieuse ! C’est super avec les tartines ! Je te piquerai l’idée !
JULES : Je l’ai volée moi-même à… une ancienne connaissance…
Le chat entre dans la pièce et s’assoit sur Jules.
MANON, euphorique : Oh ! Il est trop beau ton chat ! Comment il s’appelle ?
JULES : Terton.
MANON : Tertone ?
JULES : Oui, pour Chatterton.
MANON : Non ?
JULES : Si !
MANON : D’où ça t’est venu ?
JULES : Il était très collant quand je l’ai eu. Alors…
MANON : Le pauvre… (Elle caresse le chat qui ronronne.) Je ne t’ai même pas demandé comment tu allais… Avec ton travail…
JULES : Il ne travaille pas tu sais… C’est un chat. Il dort, mange aux frais de la princesse et arrive à te reprocher de pas assez t’occuper de lui…
MANON, amusée : Je parlais de ton travail à toi !
JULES : Ah ! J’ai cru pendant un instant que tu étais bête… En toute franchise, j’ai connu mieux. Mais j’ai connu pire aussi. Je sais relativiser. Ce n’est qu’un travail. Je trouverai autre chose… j’imagine.
MANON : Tu pars dans combien de temps de ta boîte ?
JULES : Deux mois. Moins avec mes congés mais je préfère qu’ils me les paient. Apparemment ils espéraient que je les prenne… J’ai vu un gars des ressources humaines aujourd’hui. Il m’a expliqué comment ça allait se passer pour moi, ce que ça signifiait le licenciement économique. J’ai pas tout compris, mais apparemment je vais garder mon salaire pendant un an puis après je serai au taux standard du chômage… Si dans un an j’ai pas un nouveau travail, au moins aussi bien payé, pardon, aussi mal payé, alors je devrai déménager. Y’a quasiment la moitié de mon salaire qui part dans cet appart… Pardon… Je t’ennuie avec mes problèmes…
MANON : Non, non, tu ne m’ennuies pas. C’est normal de s’inquiéter. Je serais paniquée à ta place !
JULES : Bah, je peux rien y faire…
Silence.
JULES : Manon, pourquoi être venue ici ?
MANON : Je…
JULES : Désolé, je passe du coq à l’âne… Mais pourquoi chez moi ? Je ne te demande pas la raison, mais pourquoi chez moi ?
MANON : J’avais besoin d’être quelque part où on ne me trouverait pas.
JULES : OK. T’as pas un tueur à tes trousses quand même ?
MANON, ironique : Oh non ! Ça, j’aurais su le gérer !
JULES, amusé : Je n’en doute pas !
Silence.
MANON, gênée : Mon copain… Comment dire ?
JULES, espiègle : Tu cherches son prénom ?
MANON, rigolant : Ah ah ah ! T’es bête ! Mais non ! C’est juste que… Il m’a demandée en mariage ce soir…
JULES, essaie de montrer que ça ne le touche pas : Oh… Et… Tu as répondu quoi ?
MANON, se lève, marche vers la chaîne et prend la boîte de l’album qui tourne : J’aime beaucoup cette musique.
JULES : Tu peux l’emprunter si tu veux.
MANON, se retourne et regarde Jules avec Terton sur ses genoux : J’ai demandé à Sandrine de me présenter à toi. Elle m’avait envoyé le lien de ton blog et j’avais adoré tes textes. Je me suis sentie si… J’allais dire proche de toi, mais ce n’est pas ça… J’avais l’impression d’être entrée en toi, et j’ai aimé ce que j’ai vu. J’avais l’impression de te connaître. J’aime tes réflexions, tes thématiques… ça me parle ! Et donc, je t’ai rencontré… (Elle inspire et expire, stressée.) Et j’ai envie d’en savoir plus…
JULES : Puisqu’on en est aux confidences, faire ta connaissance a été un grand plaisir.
MANON, souriante : Ça me fait plaisir de l’entendre ! Et donc… (Elle inspire et expire de nouveau.) Je lui ai dit non…
JULES : Aïe…
MANON : J’ai rien en commun avec lui. On ne se parle plus. On ne se voit plus… On ne… enfin tu vois… Et ce soir, il rentre, il pue l’alcool car à son bureau quelqu’un fêtait la naissance de son enfant, et il me dit : « Manon, faisons un enfant, mais avant, marions-nous ». J’explose de rire, il est pompette. Il prend un air sérieux et me sort une bague de sa poche. Il pose un genou à terre, et là je recule machinalement, et je lui dis non, hors de question. Je vois encore son air idiot… J’ai pris un sac, quelques affaires, je me suis dit que j’irai chez une copine. Et il me demande pourquoi je ne veux pas l’épouser, et je lui dis que je ne l’aime plus. Et c’est vrai, d’un coup j’en ai la certitude ! Je ne veux pas rester avec lui ! Je lui dis que c’est fini. Et il s’énerve, me traite de tous les noms, je te passe les détails. Il se met devant la porte et il me repousse, je me cogne au mur. Il lève la main. Il ne m’a jamais frappé, mais bon, je me dis que je vais y passer. Il se met à pleurer et puis je pars. J’ai coupé mon téléphone…
(Elle s’arrête un instant, le regard dans le vide.)
Je suis tellement soulagée… Stressée aussi. Je quitte tout. Tous les projets, la cuisine… Putain de cuisine… Je ne savais même plus pourquoi je restais avec lui. J’avais l’illusion que ça reviendrait, mais plus ça allait… T’as écrit une nouvelle là-dessus, où une femme n’arrive pas à savoir si elle aime encore son mec. Elle est attachée à lui, mais elle ne sait pas si c’est encore de l’amour. Je l’ai lue y’a un an, et je n’arrivais pas à savoir quels étaient mes sentiments exacts. Et… Comment dire ? Je… Je ne voulais pas voir la vérité. Mes moments préférés étaient ceux où il n’était pas là… J’ai même découvert qu’il me trompait ! Je m’en foutais ! Je suivais même les échanges de messages entre eux, et cet imbécile l’a plaquée, lui disant que j’étais la femme de sa vie. J’espérais qu’il me quitte, j’espérais ne pas avoir à prendre la décision. Mais ce soir, ce mec à moitié bourré qui me demande en mariage… C’était trop… Tu comprends ?
JULES : Oui.
MANON : C’est ce que tu as ressenti aussi ?
JULES : Pour ?
MANON : Ton ex-femme…
JULES : Non, c’était différent.
MANON : C’est elle qui est partie ?
JULES : On peut dire ça oui…
Manon se rassoit dans le canapé. Le chat se lève et se couche contre elle.
JULES : Il t’aime bien !
MANON : Il est gentil !
JULES : Donc tu es venue ici car tu savais qu’il ne t’y trouverait pas ?
MANON : Oui. Je me suis imposée, je suis désolée…
JULES : Non, y’a pas de soucis ! (Il se lève et le chat descend du canapé.) Je vais te donner des draps. Tu dois être au boulot à quelle heure ?
MANON : 9 heures.
JULES, prend le chat dans ses bras : OK. On partira ensemble. Mais je vais te donner un double au cas où.
MANON : Ça ne sera pas nécessaire, je vais me débrouiller pour demain.
JULES : Tu peux rester autant que tu veux…
MANON : Je sais. Merci. Mais j’ai plein de choses à gérer. Je vais me chercher vite un appartement… Il va falloir que je déménage… Que j’annonce ça à mes parents, aux amis… Quel bordel ça va être… (Elle soupire.) Cette soirée me fait le plus grand bien tu sais…
JULES, souriant : Tant mieux !
MANON : Merci pour tout, et merci de m’avoir fait lire ton texte autobiographique en avant première ! Il me tarde de lire la suite !
JULES : Tu sais Manon. Je suis ravi de partager ça avec toi. Mais je refuse que ce soit à sens unique.
MANON : Comment ça ?
JULES, caressant et embrassant le chat dans ses bras : Que je ne suis pas le centre du monde et que je veux aussi connaître ton univers.
MANON, hoche la tête : Très bien. C’est normal ! On parlera musique alors !
JULES, lâche le chat : Tu joues d’un instrument ?
MANON : De plusieurs même ! Mais ça sera pour la prochaine fois ! On se voit toujours vendredi ?
JULES, ouvre un placard et en sort des draps : Si t’es toujours partante, c’est toujours avec plaisir !
MANON : Parfait !
Jules dépose les draps et attrape une couverture. Manon l’aide à tout installer. Leurs mains se frôlent.
FIN DE L’ACTE 1