Ma mère est morte quand j’avais 12 ans.
Je rentrais tout juste de l’école, mon père était venu me chercher parce qu’il pleuvait des trombes d’eau. Il faisait des travaux à la maison et il n’avait rien pu faire à cause du temps. Du coup, il était un peu de mauvaise humeur. Il râlait dans la voiture parce qu’il avait perdu sa journée. Et puis j’avais eu une mauvaise note en math, un 9, et il n’était pas content parce que nous avions bien révisé.
Je m’en voulais de l’avoir déçu.
Quand nous sommes arrivés, la voiture de ma mère était garée devant la maison. C’était inhabituel, elle ne rentrait jamais avant 19h30-20h et ça énervait mon père parce qu’il pensait que c’était plus important de passer du temps avec sa famille qu’avec ses collègues.
Ça a ravi mon père de voir la voiture. Il n’était pas 17h. Je me souviens qu’il a dit que parfois ça sert de râler.
Il s’est garé, ma mère n’était ni au salon ni à la cuisine. Mon père a commencé à faire le tour en l’appelant. Je me suis préparé mon goûter comme tous les jours. Je suis allé dans ma chambre me chercher une BD à lire (Gaston Lagaffe) puis je me suis installé à table avec mes biscuits et mon lait chocolaté.
J’ai entendu mon père crier. Je ne l’avais jamais entendu crier comme ça. C’était un hurlement, le genre qu’on entend dans les films quand les gens sont terrifiés.
Je suis descendu de ma chaise et me suis dirigé prudemment vers l’origine du cri. Mon père tenait son visage entre ses mains, pétrifié. Il m’a entendu, s’est retourné, il était effrayé, comme s’il avait vu la pire horreur du monde. Il m’a regardé et m’a dit calmement d’appeler la police, maman était blessée.
A partir de là, je ne me souviens plus très bien. J’ai composé le 17 j’imagine, une voix rassurante m’a répondu, je ne sais plus ce que j’ai dit, mais mon père est arrivé les mains pleines de sang et m’a arraché le combiné des mains. Je me vois ensuite devant la porte fermée de la salle de bain à appeler ma mère. Puis il y a eu des policiers et des pompiers. Mon frère est arrivé, il pleurait beaucoup, est venu dans ma chambre, a fermé la porte, l’a réouverte quelques minutes plus tard. Et là le trou noir. Je ne sais plus ce qu’il s’est passé entre ce moment-là et les funérailles. Aux funérailles, je me souviens seulement d’Alice qui me tenait la main.
C’était d’autant plus étonnant qu’on ne se voyait plus beaucoup parce qu’on était des adolescents, qu’elle avait mûri plus vite que moi et que jouer dans les bois ne l’intéressait plus. Mais elle était à l’enterrement, et elle m’avait tenu la main pendant que le cercueil descendait dans le trou.
Ma mère était frileuse.
Je me suis dit qu’elle aurait sans doute très froid sous terre.
Je sais qu’ensuite plein de gens sont venus chez nous. Je ne me rappelle pas qui. Je me souviens que pendant un temps nous allions nous laver chez les voisins. Mon père a cassé entièrement la salle de bain et l’a refaite.
A l’école, les profs étaient gentils avec moi, enfin au début.
Alice est revenue me voir régulièrement. C’était chouette. Mon père m’avait pris un chien, sans doute s’était-il dit que ça me ferait du bien, et en effet, la complicité que j’ai eu avec lui m’a donné beaucoup de bonheur. Certainement le compagnon le plus agréable que j’ai eu la chance d’avoir. Nous allions souvent en forêt avec Alice et Rincevent (je venais de découvrir Les annales du Disque-Monde), pas comme avant où nous vivions des aventures, désormais, nous nous contentions de marcher. Alice était une fille brillante et curieuse. Elle aimait apprendre et comprendre. Elle était capable de donner les noms de tous les végétaux et animaux du bois. Je l’écoutais alors me raconter quel type de champignon c’était là, ou quel oiseau nous entendions chanter. Elle était fascinée par tout ce qui l’entourait. Cela la rendait d’autant plus fascinante à mes yeux.
Les jours de mauvais temps, elle venait avec une cassette vidéo et nous regardions un film. Son père était fou de cinéma. Le choix était large. Je lui dois ma passion pour le 7e art.
Un jour alors que j’étais chez eux, cela devait être un an après la mort de ma mère environ, il m’a regardé d’un air sérieux et m’a demandé si j’avais déjà vu La Planète des Singes. Il m’a dit que Star Wars c’était très bien, mais La Planète des Singes, c’était grandiose. Juste le premier, a-t-il insisté.
C’était un samedi soir, nous nous sommes installés avec Alice et ses parents devant la télé. Il a lancé le film et je suis resté scotché à l’écran. J’étais émerveillé ! Et puis est arrivée la scène de fin… J’ai gardé le silence un moment. Le père d’Alice m’a demandé si j’avais aimé et je lui ai dit que je n’avais jamais vu un film pareil, que je ne savais pas qu’on pouvait faire ça !
Je suis ensuite rentré chez moi. Avec Alice, nous avions pour coutume de nous raccompagner à mi-chemin entre nos deux maisons. Nous habitions à cinquante mètres l’un de l’autre. Nous avons parlé du film, elle avait adoré elle-aussi. Nous avons tellement parlé qu’elle est arrivée chez moi alors nous avons fait demi-tour pour que je la raccompagne à mi-chemin. Une fois à son portail, nous avons refait le chemin inverse jusqu’à chez moi. Nous n’avons pas parlé que du film, à un moment, nous ne parlions même plus. Nous ne voulions pas nous laisser. Nous aimions être ensemble.
Alors je lui ai dit que je voulais la remercier depuis longtemps pour son soutien à l’enterrement et d’avoir tenu ma main et que ça m’avait fait du bien. Elle m’a dit que c’était normal et je lui ai demandé si je pouvais lui tenir la main un peu. Nous avons marché en silence en nous tenant la main.
Puis il a fallu nous dire au revoir. Nous sommes partis chacun de notre côté et à ce moment-là j’ai su que je l’aimerais longtemps.
Je l’ai aimée longtemps.
Après la mort de ma mère, j’ai bien compris que la notion de toujours n’est qu’une illusion. On n’aime pas pour toujours. Il n’y a pas de toujours. Rien n’est éternel. Mais ce n’est pas grave. J’ai très vite appris à relativiser. A vrai dire, je suis surtout tombé dans le déni. J’étais persuadé que parce que des gens vivaient des situations pires que la mienne ailleurs dans le monde, je ne pouvais pas me plaindre. J’ai alors fait comme si sa mort ne me touchait pas, comme si rien ne s’était passé.
Ce déni s’est transformé en colère, colère contre tout, contre les injustices, les massacres, la bêtise humaine, et surtout contre l’abandon. Ma mère m’avait abandonné. Elle avait baissé les bras.
Le pire, c’est que je n’avais pas conscience de son état. Pour moi, ma mère était une personne infaillible. Il n’était pas imaginable qu’elle puisse être malheureuse ou déprimée. Elle me souriait, me faisait des câlins, me disait qu’elle m’aimait…
Et pourtant, elle détestait la vie. Elle ne supportait plus rien, était à fleur de peau, ne voulait plus rentrer chez elle, ne voulait pas en partir.
C’est difficile à comprendre le suicide. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à en finir ? Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à abandonner les personnes qu’elle aime ?
J’ai longtemps pensé que si elle nous avait abandonnés, mon frère, mon père et moi, c’était parce qu’elle ne nous aimait pas. Je n’arrivais pas à admettre qu’on puisse laisser les gens qu’on aime. Je ne me sentais donc pas aimé par une mère morte dont je ne savais rien. J’avais partagé mon quotidien pendant douze ans avec une personne que je ne connaissais pas et que je ne savais définir que comme une mère. C’était pourtant avant tout un être humain avec ses failles, une femme avec ses doutes, avec son caractère, avec ses envies. Je ne sais donc pas qui est ma mère. Je sais juste qu’elle aimait les roses…
Nous n’en parlons jamais avec mon père. J’ai le sentiment que pour lui, elle est un être sacré.
Mon vieux n’a jamais refait sa vie. Peut-être qu’il a eu des partenaires, je lui souhaite, mais jamais il n’a cherché à refaire sa vie aux côtés d’une autre. Il m’a toujours répondu qu’il avait été incapable de rendre ma mère heureuse et qu’il n’y avait aucune raison qu’il réussisse avec une autre.
C’est triste de se cacher derrière ce genre d’idées. Mais je le comprends au fond. Et puis comment se remettre de ça ? Il a retrouvé le corps de sa femme dans une baignoire remplie de sang. Un corps tailladé aux poignets et aux cuisses pour être sûr de ne pas se rater. Je n’imagine pas combien il a pu se sentir mal, seul, coupable. On se sent toujours coupable de la mort de ses proches. Qu’est-ce qu’il aurait pu faire ?
J’ai culpabilisé de ne pas être rentré de l’école à pied sous la pluie.
J’aurais pu marcher.
Je pense à ma mère les jours de pluie.
J’ai culpabilisé de ne pas avoir vu la souffrance de ma mère.
J’ai culpabilisé d’avoir été un être égocentrique.
Quand on est un enfant, on est le centre d’attraction de ses parents, on a l’impression que le monde tourne autour de soi. On ne sait pas qu’ils aspirent à une vie d’adulte et pas seulement à une vie de parents.
Il m’a fallu des années pour comprendre ça. Mais je n’ai jamais pu – peut-être voulu – lui pardonner.
Je pense qu’au fond, c’était pour moi le moyen de ne jamais lui dire au revoir. Etre en colère envers elle était la voie facile pour continuer à avoir une mère quelque part. Même si je lui en voulais, même si je l’ai parfois détestée, même si je la trouvais lâche, elle était toujours là avec moi. C’est dur de dire au revoir aux gens qu’on aime, c’est impossible.
Vous savez que je n’ai jamais rêvé de ma mère ? Ou du moins je n’en ai pas le moindre souvenir. Mon psy m’avait expliqué que je faisais un transfert, qu’au fond, mon Léviathan, c’était sans doute ma mère. Mais je n’y ai jamais cru. Parce que ma mère était belle et douce.
Pas horrible et effrayante.
Ma grand-mère, la mère de ma mère, a voulu m’expliquer que sa fille était désormais un ange. Que je pouvais lui parler en priant Dieu. Elle a fait le forcing pour que mon père me mette au catéchisme. Il était un peu dérouté au début, alors il était prêt à tout accepter si on le laissait tranquille.
Ma grand-mère m’a emmené voir le curé et elle m’a dit que je devais l’appeler Mon Père et je lui ai dit que j’avais déjà un père. Le curé a rigolé, elle m’a forcé à l’appeler Mon Père. Je n’ai pas voulu. Elle m’a dit que j’étais aussi têtu que ma mère et qu’il fallait voir où ça l’avait menée.
Le curé a voulu me parler du Paradis. Je me souviens, nous étions dans un bureau austère. Ma grand-mère se tenait toute droite sur sa chaise en bois. Elle sentait le tabac froid. Elle avait fumé dans la voiture en m’amenant et j’avais voulu ouvrir la vitre et elle avait dit de sa voix grave que la fumée de cigarette ne la gênait pas. Son visage était rempli de rides, je trouvais ça très moche, j’étais écœuré à l’idée de lui faire la bise pour lui dire bonjour.
Le curé m’a expliqué qu’il y avait un endroit dans le ciel où les morts vivent. Je trouvais ça antinomique. Il m’a dit que ma mère avait de la chance parce qu’avant, le Paradis était interdit aux gens qui se suicident, car la vie est un don de Dieu.
J’étais un peu sceptique. Je lui ai demandé pourquoi si la vie est un don de Dieu, les Chrétiens aiment tant faire la guerre ? Ma grand-mère m’a dit de me taire. Il a souri. Il m’a appelé mon fils et je lui ai dis que je ne suis le fils que de mon père, ma grand-mère m’a tapé sur la main. Le curé m’a alors expliqué que ces guerres ont été faites au nom de Dieu, pour propager Sa bonne parole. Je me souviens qu’il a appuyé le « sa ».
J’en ai eu marre. J’ai fini par le dire. Je ne crois pas en Dieu de toute façon. Je l’ai dit. Ma grand-mère a été choquée. Elle m’a tapé de nouveau sur la main et m’a dit que je ne savais pas de quoi je parlais. Je lui ai dit que personne ne me forcerait à aller au catéchisme et qu’elle n’était pas ma mère. Elle m’a de nouveau tapé, derrière la tête cette fois, et m’a dit de la respecter. Je lui ai rétorqué que je la respecterai le jour où elle arrêtera de me taper. Elle a levé la main puis l’a baissée. Je me suis levé et suis parti sans dire au revoir. J’ai marché jusqu’à chez moi. Mon père était affolé et m’a demandé où j’étais passé. Je marchais. Je ne voulais plus voir ma grand-mère. Je ne l’ai d’ailleurs plus jamais revue. Je ne l’ai même pas invitée à mon mariage.
Il paraît qu’elle est encore vivante, qu’elle s’accroche à la vie quelque part dans une maison de retraite. Mon père ayant perdu ses parents jeunes, il ne me restait plus que mon frère et lui. Et Alice et Rincevent. Un oncle qui habite loin, des cousins que je ne connais pas.
Manon m’arrête : « Tu as été marié ? »