Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra a écrit : « Deviens ce que tu es. »
C’est une injonction pour devenir une meilleure personne, le fameux surhomme cher au philosophe allemand. L’idée est de sortir de sa médiocrité pour devenir une meilleure version de soi-même.
Je n’ai jamais vraiment su comment faire. Parce qu’au final, même après avoir lu un livre imbuvable, je n’ai pas le sentiment d’être une meilleure personne. Certes, j’ai rempli ma tête d’un tas d’informations que je suis incapable, pour la plupart, de comprendre, mais je me sens toujours aussi minable.
Cela dit, il y a des moments dans ma vie où j’ai le sentiment de ne pas être aussi nul que je le pense. C’est le cas lorsque Manon me regarde, me sourit, me touche… C’était le cas aussi avec Margaux, peut-être aussi Alice, mais ça commence à remonter loin, et j’étais jeune, j’avais le sentiment d’être un être formidable et que mes écrits seraient appréciés dans le monde entier et que j’en vivrais, qu’on m’inviterait à la télé pour me dire tout le bien qu’on pense de moi, et qu’on me demanderait mon avis sur des sujets sur lesquels je n’ai aucune expertise…
Au lieu de ça, me voilà à trente ans, veuf, sans n’avoir jamais été publié sinon sur Internet pour servir des pubs aux visiteurs de passage…
Et comme disait un autre grand philosophe : « Tous les champions ont un jour été un prétendant. »
Qui ne tente rien n’a rien, n’est-ce pas ?
Comme Manon est partie en vacances, j’ai décidé de prendre le temps d’écrire, de réaliser quelque chose de concret. Ayant rédigé plein de nouvelles ces dernières années, je les ai toutes reprises, je les ai corrigées, j’en ai réécrites, jetées parfois, créés d’autres. Puis j’ai fait un recueil. Je l’ai mis en page et je l’ai imprimé en plusieurs exemplaires. J’ai sélectionné des éditeurs, des gros, des moins gros. J’ai fait une lettre pour me présenter, parler de mon travail et j’ai tout envoyé.
Je ne vais pas dire que je n’espère rien, mais je me fais peu d’illusions. D’abord parce que les recueils de nouvelles ça ne court pas les librairies, ce qui est dommage car j’adore lire des nouvelles ! (Cela dit, j’ai le sentiment qu’on en trouve un peu plus ces derniers temps, peut-être aussi parce que je m’y intéresse davantage.) Ensuite parce qu’être publié c’est aussi une part de chance, pas que de talent. Tomber sur la bonne personne dans les bonnes conditions qui est prête à défendre votre livre afin qu’il soit publié, c’est plutôt assez rare ! Mais heureusement ça arrive !
Bref, j’ai tenté ma chance. C’est déjà pas mal. Je n’ai peut-être aucun talent, ou pas assez, ou pas celui que j’espère… Mais c’est ce que j’aime faire et j’avoue que j’aimerais exister à travers cette passion.
Manon me manque. Elle est partie deux semaines… Elle est adorable, elle prend le temps de m’écrire. Je lui ai dit d’ailleurs, et elle a rétorqué qu’elle ne fait rien de plus que moi à New York.
Elle est partie avec trois copines. Toutes célibataires. Je dois confesser que ça me fait un peu peur. Bien sûr je lui fais confiance, mais ce n’est pas parce que vous donnez votre confiance à quelqu’un qu’il ne peut rien arriver !
Ce qui est terrible quand vous commencez à tomber amoureux, c’est qu’à vrai dire, vous l’êtes déjà. Et comme vous l’êtes déjà et que vous prétendez être en train de tomber amoureux, vous pensez sans cesse à l’être aimé. Je me réveille je pense à elle, je prends mon petit-déjeuner je pense à elle, je me douche je pense à elle, je me promène je pense à elle, je me masturbe je pense à elle… de plus belle…
Elle me manque… Pas seulement quand je me masturbe… Ses regards me manquent, son odeur, son sourire, ce qui est possible entre nous me manque.
Oh !, je sais bien que cela va finir par se calmer, qu’elle sera vite de retour, que nous passerons du temps à nous ouvrir, que nous nous rassurerons avec les moyens du bord (surtout le sexe) parce que nous nous sentirons totalement à la merci de l’un et de l’autre… Il y aura des moments de pures joies, des épisodes de doutes, des instants de bonheur, des minutes d’euphories. Et c’est ainsi que naîtra notre histoire d’amour. Enfin, j’imagine. Enfin, si elle doit naître. Je suis bien trop conscient que l’amour est quelque chose d’extrêmement fragile, qu’il ne suffit pas d’aimer et d’être aimé en retour pour que ça fonctionne. Il faut être altruiste, dévoué et désintéressé. Il faut se détacher de soi-même, de cette partie enfouie en nous qui nous pousse à l’égoïsme, à nous protéger et à préserver ce qui est acquis. Mais c’est idiot. S’il y a bien une chose que je sais, à la différence de Socrate, c’est qu’en amour, rien n’est jamais acquis.
Rien.
Et je crois bien que ce n’est pas grave.
J’ai appris plus jeune, grâce à certainement l’un des plus grands philosophes des 20e et 21e siècles, que « ce qui compte, c’est pas le nombre de coups que tu peux donner, mais c’est le nombre que tu peux encaisser et continuer à avancer ». La première fois que j’ai entendu ça, je devais avoir 12 ou 13 ans. Ma mère s’était suicidée quelques mois plus tôt. Le père d’Alice m’avait filé la VHS et il m’avait dit, je m’en souviens parfaitement : « Tu regarderas ça chez toi, tout seul, ce film va changer ta vie ! »
J’étais un peu perplexe, ma vie venait de changer complètement, je n’avais plus de mère, un père blessé, à la dérive, et ce n’était certainement pas un film de boxe qui allait changer ma vie.
Sauf que Stallone a parlé.
Il a dit qu’il fallait continuer à avancer malgré les coups.
Il s’est dressé face au plus grand boxeur de tous les temps et l’a affronté.
Il a aussi osé aimer, se sortir de sa solitude, il a osé s’élever, il a saisi l’occasion de se sortir de sa situation. Je sais, ce n’est qu’un film, mais quand même…
Alors j’ai demandé à mon père de m’inscrire à un club de boxe et il m’a dit qu’il n’enverrait jamais son fils se faire massacrer. Je pense que j’aurais pu faire un bon boxeur pourtant, j’ai toujours eu un bon jeu de jambes…
Je repense alors aux coups que j’ai pris. On reçoit tous des coups. Sans arrêt. La vie ne fait pas de cadeaux. On nous fait croire qu’à la seule force de notre volonté, on peut avoir ce qu’on veut… Rocky a été choisi, pur hasard, il n’a pas demandé le combat de sa vie, on lui a proposé. Il a saisi l’occasion. Oh il a eu peur ! Très ! Mais je crois que c’est ça qu’il faut retenir de la vie, qu’on est face à un grand vide, qu’il est effrayant, sombre, indistinct, mais fascinant, attirant, parce qu’il est rempli d’inconnus et que tout peut basculer. On peut avoir à livrer la plus belle bataille de sa vie ou on peut tout perdre. On peut juste continuer sa vie, celle qu’on a à peu près choisi, ou on peut recommencer, essayer, tester, vivre autre chose.
Car le voilà le futur, ce grand vide qui me passionne. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, je ne vois qu’incertitudes et Béance. Les Grecs l’appelaient Chaos, un vide illimité d’où est né le monde. Chaque jour, j’affronte un abîme infini, un récit que je contrôle à peine où tout peut basculer, où la moindre étincelle peut incendier une histoire qui suffoque déjà.
J’ai pris plus de coups que je n’en attendais. Mais je me suis relevé, titubant, chancelant, mais je me suis relevé. J’avais mal partout, je n’avais parfois plus envie de vivre. Mais j’ai continué à avancer. Parce que si la vie ne t’épargne jamais, tu peux aussi lui dire qu’il en faudra plus pour t’écraser. Et puis, il y a toujours quelque chose qui te donne envie de continuer. L’amour bien sûr, quel qu’il soit, les plaisirs de la vie, un bon repas entre amis, une engueulade sur la politique, un match du Barça, les regards d’une femme, un nouveau Rocky…
Je me sens seul. J’écoute The Czars, ça n’aide pas, j’en conviens. Je ne sais pas pourquoi j’adore autant les musiques mélancoliques… J’aime à croire que ça me vient de ma mère. Je la revois encore écouter ses vinyles assise dans le canapé. Juste à écouter de la musique. Y’a peu de gens qui font ça. Je me souviens qu’il m’arrivait de m’allonger et de poser ma tête sur ses cuisses et lui dire que je l’aime, je la vois encore sourire et poser sa main sur mes cheveux et les caresser. Puis nous restions silencieux. Je demeurais là le temps de quelques chansons. Aujourd’hui encore, il m’arrive de choisir un album et de me poser. Je ne tiens pas plus de trois chansons en général. Il faut que je fasse autre chose, que je lise, que j’écrive, que je prépare à manger… Je revois encore ma mère profiter de sa musique, souvent douce, comme elle l’était, souvent triste, comme elle l’était aussi. J’ai longtemps eu peur d’être triste comme elle. J’ai longtemps confondu tristesse et dépression.
Parfois, j’aimerais que les histoires qu’on nous raconte soient vraies, vous savez, ces vieilles légendes bien ancrées dans notre culture où on nous dit que les êtres aimés nous regardent depuis le Paradis. Parfois, j’aimerais juste y croire, m’installer dans le canapé et sentir son regard, et qu’elle apprécie avec moi la musique.
J’aimerais juste savoir qu’elle a été heureuse malgré tout.
Mon père m’avait raconté que ma mère disait sans cesse que les naissances de mon frère et moi-même étaient les plus beaux jours de sa vie. Ça me rendait heureux, parce que je savais qu’elle avait vécu des moments de grâces. Ça m’importait. J’imagine qu’elle en a eu d’autres de beaux moments. Quand elle est tombée amoureuse de mon père par exemple, quand il lui disait qu’il l’aimait, quand nous lui disions que nous l’aimions.
J’espère avoir un enfant.
Avec Margaux nous en parlions. Nous ne voulions pas trop attendre. Nous voulions voyager, mais nous voulions aussi créer un petit bout de nous. C’est mon plus profond regret. Je vis d’ailleurs avec la certitude que le jour où elle est morte, elle voulait m’annoncer qu’elle était enceinte. Elle avait été malade, elle avait vomi, et puis elle m’avait dit qu’elle était allée à la pharmacie acheter un test, et qu’elle avait quelque chose à me dire. Avec un smiley qui fait un clin d’œil. Elle avait quelque chose à me dire. Quelque chose à me dire… C’est compliqué d’admettre qu’une vie s’arrête d’un coup comme ça. C’est difficilement croyable.
Elle avait quelque chose à me dire…
Elle n’a jamais pu me le dire.
Je ne l’ai jamais raconté à personne. Nous souffrions tous déjà bien assez.
Aujourd’hui, je ne peux plus voir un foutu smiley qui cligne de l’oeil sans penser à Margaux.
J’ai souvent rêvé de cet enfant. Une fois, j’ai même rêvé qu’il n’arrivait pas à sortir… J’avais entendu un paléontologue expliquer comment l’être humain aurait pu disparaître à cause de divers facteurs comme de la difficulté à enfanter. Il disait que l’évolution avait rendu la tête des bébés plus grosse, et qu’en même temps, le bassin des femmes s’était petit à petit refermé. Du coup, certaines femmes n’arrivaient pas à accoucher et mourraient. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai appris que dans notre espèce, la grossesse devrait durer de dix-huit à vingt et un mois (le temps de gestation des espèces dépend apparemment de la taille du cerveau), mais que pour pouvoir accoucher sans (trop de) difficultés, le bébé sort au bout de neuf mois. Son développement cérébral continue alors une fois né, ce qui est appelé l’altricialité secondaire.
Et donc j’avais entendu ce scientifique en parler et la nuit d’après, ça n’avait pas manqué, l’enfant ne sortait pas…
Je dois confesser que j’ai une activité onirique plutôt éreintante. Entre les gens que j’aime que je vois mourir, les morts que je vois vivants, les monstres qui s’invitent à la fête, j’ai peu de place pour les rêves érotiques… Ou alors, je ne m’en souviens pas… Je m’en souviens de quelques-uns heureusement. Dernièrement, par exemple, j’ai rêvé que Manon et moi nous retrouvions chez elle après son voyage, qu’elle ne trouvait plus les clés de son appartement, et qu’excités par deux semaines sans nous voir, nous faisions l’amour contre la porte. À ce moment-là, une dame est arrivée (non, ça ne s’est pas transformé en plan à trois), elle a dit : « Ça vous dérange si je prends une photo pour mon compte Instagram ? » Cela aurait pu s’arrêter là, mais nous l’avons laissée faire. Je me suis alors réveillé et je me souviens très bien m’être demandé ce que cela pouvait bien signifier…
Bien sûr, il y a le fait que Manon me manque et que mon désir pour elle est à son paroxysme et que la branlette, ça ne compense pas tout… Il y a aussi, très certainement, le fait que je regarde trop de nanas à moitié à poil sur Instagram, et il y a aussi, indéniablement, le fait que j’ai un côté voyeur… Bon, j’exagère un peu, je crois qu’on peut surtout tirer de ce rêve que je suis un obsédé… Pour le reste, il faut admettre qu’Internet et nombre de réseaux sociaux permettent de démocratiser le voyeurisme sans aucune contrainte ! Ça ne doit pas manquer les mecs qui se pignolent sur le hashtag #fitnessgirl…
Je disais donc que je me sens seul. Ce sentiment de solitude remonte à loin. Peut-être même avant la mort de ma mère. Et pourtant je n’ai jamais été vraiment seul.
Alors plutôt que de me laisser abattre dans mon appartement avec un chat qui dort, je suis allé me promener.
J’ai d’abord pris le métro jusqu’à l’arrêt Saint Jean dans le Vieux Lyon. J’ai ensuite contourné la cathédrale et suis tombé sur une plaque contre un mur expliquant qu’un dénommé Jouffroy d’Abbans avait fait naviguer son bateau à vapeur d’ici jusqu’à l’Ile Barbe en 1783. Il y a une bibliothèque municipale juste à côté et je me dis que je pourrais aller faire quelques recherches pour en savoir plus sur le bonhomme, mais finis par regarder sur mon téléphone les informations que je peux trouver sur lui. Je suis sidéré de ne pas connaître ce personnage ! Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de lui ? Même Robert Fulton, célèbre inventeur américain dudit bateau à vapeur, explique que c’est bel et bien Jouffroy d’Abbans le père de cette œuvre, et qu’il n’a fait qu’améliorer le concept créer par le Français. Il faut d’ailleurs bien prendre conscience de ce que l’arrivée du bateau à vapeur a changé ! Cela a été une véritable révolution dans l’acheminement des marchandises et des humains ! Mais on n’en parle pas. Jamais je n’avais entendu parler de Jouffroy d’Abbans. Curieux, je me suis rendu sur le site de la bibliothèque municipale de Lyon pour voir si je pouvais trouver des ouvrages sur le bonhomme. J’ai découvert qu’on pouvait même trouver ses textes sur Google Livres, alors j’ai jeté un coup d’œil mais il faut avouer que c’est imbuvable. J’ai fait connaissance avec le pyroscaphe qui veut dire littéralement bateaux de feu et ai donc appris que ledit bateau avait navigué pour la première fois sur la Saône depuis la cathédrale Saint Jean jusqu’à l’Ile Barbe. J’ai donc décidé de suivre le bateau et ai commencé ma marche au bord d’une rivière que je pensais bien connaître mais dont l’histoire m’échappe pourtant.
J’ai lu que le pyroscaphe a été acclamé par une foule en délire tout au long de son périple qui dura un quart d’heure ! Pour ma part, j’en aurais au moins pour une heure si je me donnais la peine d’accélérer un peu.
A dire vrai, sans aucune foule pour m’encourager, j’ai plutôt envie de traîner, de flâner, de remonter le courant tranquillement, sans penser à rien de particulier, laisser mon cerveau s’attacher à un détail, et donner loisir à mes pensées pour qu’elles se libèrent de ce qui a si souvent tendance à m’obséder.
Il y a par exemple ces anneaux d’amarrage incrustés dans les murs des quais, anneaux rouillés, extrêmement lourds qui ne servent plus à rien sinon à décorer. J’essaie de me souvenir si je les ai déjà vus utilisés, mais je me demande si je ne l’ai pas plutôt fantasmé. Ces anneaux me fascinent. Ils symbolisent une époque révolue où les bateaux s’amoncelaient sur la Saône pour livrer leurs marchandises. Ils sont un symbole du temps qui passe, un symbole de l’éphémère.
Je monte la double-rampe qui longe la Saône, rampe tout en bois réalisée par Tadashi Kawamata, un artiste japonais. L’œuvre est vraiment intéressante, vous invitant à marcher au dessus de l’eau. Réalisée en x, elle permet de rejoindre les quais en hauteur ou de continuer sur la rive.
Je quitte l’immense structure de bois et retrouve la terre ferme. Mes pensées sont tournées vers ces groupes de jeunes qui semblent n’avoir pas plus de choses à faire que moi, et qui utilisent ce temps libre à fumer de la marie-jeanne. L’odeur m’incommode, j’accélère le pas, trop tard, j’ai la gerbe.
Je passe sous les ponts et continue à suivre le pyroscaphe. Je me remémore les images trouvées sur Google, maquette et plan, long bateau en bois de quarante-six mètres de long, de grandes et larges roues à aubes, une machinerie et une cheminée pour libérer la vapeur.
Quand je passe un peu plus tard, toujours nauséeux, sous le Pont du Maréchal Koenig, pont plutôt quelconque par ailleurs, je me souviens qu’au-dessus de moi se trouve la montée Hoche (du nom du générale Lazare Hoche, général de la Révolution Française qui a pacifié la Vendée). La montée se fait par un escalier qui longe les remparts de la ville de Lyon, passage emprunté par Napoléon 1er en 1805 pour se rendre sur la colline de la Croix-Rousse afin d’y faire je ne sais quoi, monté sur son cheval, car ça aurait été dommage que celui qui aimait tant appeler Joséphine mio dolce amor ait foutu le pied par terre pour grimper tout ça…
Je quitte le premier bateau à vapeur de l’histoire qui continue à naviguer vers l’Ile Barbe et décide de prendre un peu de hauteur, marchant ainsi dans les pas des sabots du cheval de Napoléon. Je longe les remparts du Fort Saint-Jean, remparts qui jusqu’en 1748 fermaient la ville de Lyon via la Porte d’Halincourt au-dessus de la Saône. Si le Fort Saint-Jean, bien ancré sur son énorme rocher de schiste, a servi de place forte pour protéger Lyon, il sert aujourd’hui à recevoir les étudiants de l’Ecole Nationale du Trésor, autrement dit, ceux qui veillent à ce que tout le monde (ou presque) paie ses impôts.
Au sommet de la montée Hoche, je regarde la ville s’animer et le pyroscaphe continuer son bout de chemin devant dix mille personnes en transe. Aujourd’hui, pour exciter les Lyonnais, il faudrait que leur équipe de foot masculine gagne de nouveau un titre… Nous sommes devenus une société qui ne sait plus s’émerveiller…
Oh !, je ne vaux pas mieux je crois. Je fais des efforts, j’essaie de m’émerveiller pour les petites et grandes choses. Je ne parle pas de mettre un like sur Facebook parce que quelqu’un a partagé une image de panda roux, je parle de m’émerveiller pour ce qui m’entoure, ce que je vois et qui semble si habituel que j’en oublie que c’en est merveilleux ! Il y a ces fourmis qui s’activent autour de moi, je n’ose bouger pour ne pas les écraser. Il y a cet oiseau, une tourterelle il me semble, qui chante sur une branche au-dessus de ma tête, il y a le vent qui souffle dans les feuilles et qui produit un léger sifflement, il y a un chat qui traverse prudemment la route, un chien qui aboie au loin, un couple d’amoureux qui observe le chat se cacher sous une voiture mal garée… C’est merveilleux des gens qui tombent amoureux non ? C’est formidable deux personnes qui sentent naître en eux des sentiments l’un pour l’autre et qui ne savent pas quoi en faire et qui s’obstinent à essayer de les définir alors qu’il suffirait de les laisser vivre. Combien de chances avait ce couple de s’aimer, d’avoir des sentiments forts et réciproques l’un envers l’autre ? On ne tombe pas amoureux tous les jours. Aimer est quelque chose d’exceptionnel ! Hollywood nous a tellement rendus cynique, nous a tellement montré que l’amour était quelque chose de banal et de facile, que nous avons oublié de nous en émerveiller. N’ai-je donc pas le devoir de m’enthousiasmer d’aimer une femme formidable et d’être aimé en retour ? N’ai-je pas le devoir d’exprimer librement ces sentiments sans avoir peur qu’ils soient risibles ? C’est fantastique deux personnes qui s’aiment ! On ne devrait pas en rire, on devrait les encourager ! Et surtout les inciter à prendre soin de cette petite chose fragile qu’est l’amour.
La tourterelle s’est envolée, le chat s’est rapproché. J’espère qu’elle n’a pas un nid dans l’arbre et que le chat ne va pas tout foutre en l’air.
Un jour, avec Margaux, chez mes parents, nous avons récupéré un tourtereau tombé du nid. Il ne pouvait pas encore voler, les plumes des ailes n’étaient pas bien développées. Cela avait l’air anormal. Nous l’avons attrapé avec un torchon et nous lui avons donné de l’eau et à manger. Nous ne pouvions pas le laisser parce qu’il y a des chats qui traînent partout et je sais bien qu’il y a la sélection naturelle et tout et tout. Mais qui aurions-nous été à le regarder attendre la mort sans rien faire ? Nous l’avons remis dans le nid en espérant que tout irait pour le mieux.
Le lendemain, il n’était plus là. Peut-être chassé par ses parents, peut-être envolé finalement, peut-être tué violemment par un chat… Margaux et moi avions été ébahis par cette petite bête fragile qui, apeurée au début, avait fini par se décrisper en sentant que nous lui voulions du bien. Il m’arrive de repenser à ce petit tourtereau quand j’entends une tourterelle et je me demande si ce n’est pas lui qui me salue…
Je sais c’est absurde…
J’ai régulièrement un profond sentiment de déréliction. Je le ressens en ce moment. Je n’en veux pas à Manon, bien sûr, d’être partie, et je sais qu’elle ne m’a pas abandonné. Mais quand la solitude me pèse, s’insinue alors une sensation de délaissement. Comme si je n’avais plus rien à quoi me tenir. J’ai essayé de me convaincre – et je continue d’essayer – que je dois inlassablement lever la tête et arrêter de me dire que je finirai seul et que la vie et l’univers – appelez ça comme vous voulez – continueront à m’accabler… Je ne sais pas… J’ai l’impression que tout est perdu d’avance. Que je tombe amoureux et qu’on me prendra ça encore une fois…
Le sexe me manque aussi. Le sexe avec Manon. C’est chouette de faire l’amour avec elle, très chouette. Nous sommes en harmonie. Elle m’envoie des photos coquines et je fais pareil, mais j’aimerais sentir ses mains sur moi, ses lèvres et son souffle chaud. Son regard me manque, son sourire.
Je crois bien que ça peut donner quelque chose elle et moi. Il faudra bien évidemment que je passe outre cette peur de l’abandon, cette insécurité qui me trahit si souvent, et tout ira bien.
Je n’aime pas me mettre dans cet état. Cette petite déprime qui m’accompagne parce que je ne contrôle absolument rien. J’aimerais accomplir quelque chose dans ma vie. J’aimerais que mon recueil de nouvelles plaise à un éditeur et le voir dans des librairies. J’aimerais que toutes ces heures à écrire m’apportent une petite reconnaissance, pas grand chose, je ne demande pas la gloire, je ne demande rien à vrai dire, j’espère juste…
La nuit ne va pas tarder à tomber. Vénus est la première à briller dans le ciel sombre. J’ai perdu la notion du temps. Je me demande si j’ai une nouvelle carte de Manon dans ma boîte aux lettres.
Je rentre chez moi. Je vais écrire. J’ai un projet de roman, j’ai déjà commencé. J’y pense beaucoup. Ça parle de deuil, de solitude et de zombies. Y’a même un chat dedans.