Tendre Jeudi
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Chapitre 12 : L’appel du vide

J’ai peur du vide. Je ne supporte pas d’être en hauteur. J’ai l’impression que tout mon être est attiré par le sol. Foutez-moi sur un balcon, et vous allez me voir passer par toutes les couleurs. Si je ne tombe pas dans les pommes, c’est seulement parce que j’ai trop peur de basculer par-dessus la rambarde en m’évanouissant…

Me voilà donc à l’intérieur, tandis que tout le monde se bouscule pour être sur le balcon. Il est grand le balcon, il y aurait encore de la place pour moi. 

J’ai peur du vide, du vrai. Celui qui est intersidéral, l’espace. J’aurais fait un piètre cosmonaute… Rendez-vous compte, il n’y a aucun son dans l’espace. Il n’y a rien. C’est effrayant non ?

Et tellement fascinant.

Je suis toujours attiré par ce qui m’effraie.

C’est peut-être pour ça que je tombe encore amoureux…

Manon est sur le balcon, elle parle avec un gars, il la drague, elle rigole. Je crois que je suis un peu jaloux. J’aimerais pouvoir la faire rire sur le balcon moi-aussi. Mais rien que d’y penser, j’ai les jambes qui flageolent.

J’ai peur du vide, celui en moi, celui qui m’étouffe, celui entouré de trop plein. J’ai peur de ne plus pouvoir supporter les choses, j’ai peur de n’être rien, qu’un être pâle sans talent, sans avenir. Que fait cette fille avec moi ? Est-ce qu’elle va se rendre compte que je suis un imposteur ? Ce mec a l’air drôle, il n’a pas le vertige lui. Il n’a sans doute pas tout un passé qu’il n’a jamais digéré. Peut-être qu’il est vraiment fort lui, peut-être qu’il n’a jamais eu rien à gérer. J’aimerais bien être ce gars sûr de lui qui n’a pas le vertige et qui fait rigoler Manon…

J’envie tout ce petit monde qui vit dans l’insouciance. Il ne sait pas que tout peut s’arrêter d’un coup. Qu’un de leur proche peut se faire écraser, peut se suicider ou peut juste partir sur un coup de tête…

J’ai peur du vide. Le vide laissé par quelqu’un qui abandonne. C’est toujours pareil quand je tombe amoureux. Il y a une période d’euphorie où tout est génial, où tout est nouveau, et puis j’ai ces pensées qui reviennent. Cette nana, merveilleuse, délicieuse, entière, vraie, riant à gorge déployée aux blagues de ce mec qui veut vraisemblablement la baiser – je ne peux pas lui en vouloir, elle est vraiment très belle – pourrait, si elle le décidait, me quitter sur un coup de tête ou mourir sur un coup du sort. 

Pourquoi, alors que tout me pousse à être heureux, je commence à ressasser le passé ? A me préparer au pire ? Car c’est ce que je fais, n’est-ce pas ? Je me prépare à souffrir. Est-ce que je ne pourrais pas juste profiter ? Ça serait bien de profiter tout le temps, de ne pas penser au pire… Carpe Diem mon gars ! Rappelle-toi du Cercle des Poètes Disparus ! D’ailleurs, il ne se suicide pas le gamin à la fin ? Merde… Mauvais exemple.

Non, mais il s’est rapproché d’elle le gars là ? Qu’est-ce que je fais ? Faut peut-être que j’y aille… Merde, d’où me vient cet élan néandertalien ? Quoi ? Je vais la voir et je lui urine dessus pour que le mec comprenne qu’elle est à moi ? Mais elle n’est pas à moi ! Elle est avec moi. Enfin je crois. J’espère… Elle m’a presque dit je t’aime l’autre fois, quand j’ai failli presque lui dire que je l’aime. Merde, d’où me viennent ces angoisses ? Je ne pourrais pas être comme ce type sûr de lui, sur un foutu balcon, pas gêné par la fumée des cigarettes, même pas peur du vide, même pas peur de faire rire ma nana ? Est-ce qu’elle a déjà ri autant avec moi ? Non mais sans déconner Jules ? T’en es là ? A faire un concours de grosse quéquette ? Et après ? Tu vas te demander si elle a déjà joui autant avec d’autres que toi ? Tu sais quoi, sombre crétin, tu devrais dire à Manon de coucher avec ce toquard, et après vous débrieferez pour voir qui s’en sort le mieux ! Putain que je me déteste ! Allez, pense à autre chose ! Déjà, va parler à quelqu’un, n’importe qui ! Reste pas planté là au milieu du salon ! Tiens, je vais aller me servir à boire et puis à manger. Y’a des gens qui parlent devant le buffet, je pourrais toujours m’intégrer à leur truc, sait-on jamais !

Non mais à qui tu mens comme ça mec ? Tu sais bien que tu n’as pas envie d’être là ! La seule personne que j’aurais pu connaître, Sandrine, n’est pas venue. Son mec l’a quittée… Elle est désespérée. Bientôt, elle se rendra compte que son mec était un connard. Parce qu’elle est encore dans le déni là… Elle a découvert qu’il avait deux relations en même temps… Elle lui a demandé de choisir. Il a choisi l’autre… La conséquence de tout ça, c’est que je suis tout seul dans l’appartement de quelqu’un que je ne connais pas, à me servir une boisson trop sucrée et à essayer d’écouter ce que se dit ce petit groupe de gens bien habillés et propres sur eux, juristes, avocats, collègues de Manon, qui ne connaissent pas la crise et qui semblent fortement intéressés par la politique. Que je suis égocentrique… Sandrine souffre et je ramène tout à moi…

Je ne sais pas si j’ai le courage d’écouter ces gens. Je fais comme si ça m’intéressait en souriant. De toute évidence, ils sont convaincus qu’il faut mettre plus de souplesse dans le code du travail. Que c’est la souplesse qui va permettre de faire baisser le chômage, qu’il suffit de voir comment ça marche aux Etats-Unis, en Angleterre ou en Allemagne pour s’en persuader.

Y’en a un qui rétorque que ce n’est pas si simple. Bien dit mon gars ! Envoie la sauce ! Mais c’est tout, il n’en dit pas plus. L’autre reprend la parole, il semble être le leader du groupe. Il dit que bien sûr que ce n’est pas aussi simple, mais les résultats parlent pour eux, et tout le monde acquiesce. Je bous intérieurement. Mon sourire s’est figé, je dois avoir l’air d’un psychopathe. Je me contrôle et je m’éloigne. Je regarde tout autour de moi. Dans la cuisine, y’a un groupe de filles qui a l’air de parler de choses très importantes, et puis le reste des gens est sur le balcon. Je ne vois plus Manon. Je me rapproche pour changer d’angle. Elle a bougé avec le mec, ils sont désormais au fond, ils continuent de discuter. Il est peut-être temps que je rentre. Je suis en rogne. 

Je vais me resservir un verre d’une boisson trop sucrée, et le groupe parle encore de politique, qu’il faut savoir vivre avec son temps, que les gens sont trop attachés à leurs boulots, qu’un boulot ça se change, et putain, j’ai envie d’exploser. Et je sais que si je ne repars pas, je vais ouvrir ma gueule, je le sais, je me connais, je me connais trop bien, je vais dire quelque chose, et je crois que je ne me contrôle plus parce que j’entends ma voix sortir des sons, et en reconstituant la bande, on m’entend clairement dire: “Non mais sans déconner, t’en as pas marre de dire des conneries putain ?”

Après, y’a eu un silence. Ils étaient tous aussi étonnés que moi par toute cette violence. Mais je ne me suis pas démonté. Les cinq personnes ont tourné leurs dix yeux dans ma direction dans un silence glacial, du genre, c’est qui ce mec qui nous dérange, nous petit groupe soudé qui ne sait pas être contredit ?

J’ai lâché un peu les chevaux, j’ai parlé de ce putain de monde ultra-libéral qui chie sur les gens, qui crée des richesses sans jamais les redistribuer parce qu’on pense que les riches méritent ce qui leur arrive, ce qui par extrapolation veut certainement dire que les pauvres méritent ce qui leur arrive aussi. Je leur dis que c’est facile quand on porte des fringues trop chères fabriquées à l’autre bout du monde de demander aux Français de prendre des boulots tout aussi merdiques et de travailler pour des clopinettes tout en risquant de se faire virer à la moindre occasion parce qu’on aurait rendu le code du travail plus souple ! C’est facile quand on a un bon boulot, qu’on vient d’un milieu privilégié et qu’on est diplômé, de demander aux autres de faire des efforts ! C’est toujours les plus privilégiés qui expliquent aux moins privilégiés les efforts qu’ils doivent faire alors qu’ils doivent déjà faire deux fois plus d’efforts que les autres pour s’en sortir ! Evidemment que les gens sont attachés à leur travail ! Ça va vous paraître incroyable, mais nombre de personnes se définissent à travers leur boulot ! Enlevez-leur ça, vous leur enlevez de quoi vivre à peu près dignement, mais vous leur enlevez aussi une partie de leur identité ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! On dirait des intellectuels de salon sans une once d’intelligence ! Et vous prenez en exemple des pays où les gens sont encore plus pauvres que chez nous ! Des travailleurs exploités, avec un minimum de droits ! Vous ne voyez tout qu’à travers le prisme de l’économie, il n’y a plus d’humanisme dans les discours politiques et de ceux qui comme vous les relaient ! Putain, depuis quand on lutte contre la pauvreté en s’en prenant aux plus pauvres ? Qui détient les richesses ? Les pauvres ? Qui séquestre les richesses ? Les pauvres ? Les travailleurs payés une misère ? Sans déconner ? Vous avez arrêté de réfléchir et d’être humains à quel moment putain ?

A cet instant, j’ai senti non pas cinq personnes me regarder, mais une vingtaine. Une main s’est posée sur mon épaule.

La main douce de Manon.

Je me retourne, elle me sourit. Elle me dit qu’il est l’heure de partir, et nous nous en allons en silence. Quand la porte se ferme, les discutions reprennent à l’intérieur. Je me dis que nous allons avoir notre première engueulade, et je l’aurai bien méritée, mais non, nous descendons les escaliers en silence. Nous traversons la rue, je me dis que les gens sur le balcon doivent nous voir, et sans doute qu’ils en disent de bonnes sur moi, ce n’est pas grave, je ne les reverrai sans doute jamais. Mince, pour notre première sortie officielle à deux, il a fallu que je joue les moralisateurs et les rabat-joies…

Oui mais n’empêche, ils l’avaient bien cherché non ?

Elle me prend la main. Je me demande si je dois m’excuser. M’excuser d’avoir été moi-même ? Non. De l’avoir embarrassée ? Oui. Ce sont des connaissances à elle. Elle travaille avec la plupart de ces cons.

Je lui dis que je suis désolé.

Elle me répond que je n’ai pas à l’être. Ces gens vivent dans leur petit monde de privilégiés, ils pensent qu’ils méritent tout ce qu’ils ont et que s’ils ont pu y arriver, alors tout le monde peut y arriver. 

Je ne voulais pas l’embarrasser.

Elle le sait. Elle ne voulait pas rester. Elle en avait marre.

J’hésite. Est-ce que je peux lui dire qu’elle avait l’air de passer du bon temps sans passer pour un connard de jaloux ?

On a plus qu’à le vérifier…

Alors je lui dis que pourtant, elle avait l’air de passer un bon moment…

Elle me regarde en souriant. Elle ne pensait pas que j’étais jaloux.

Je me défends. Je ne suis pas autant jaloux, c’est juste que j’aimerais être aussi drôle que ce mec.

Elle éclate de rire.

Je suis presque sûr que ce que je viens de dire n’est pas rigolo. 

Elle se moque de moi car il n’y a aucune raison que je m’en fasse. Elle me demande d’où vient cette insécurité, qu’elle pensait que j’avais plus confiance en moi. Elle a raison, je manque de confiance.

Je lui dis qu’il est peut-être temps que je lui parle d’Alice.

C’est une belle soirée de printemps, bien que ce soit officiellement encore l’hiver. Nous décidons de marcher. Nous aimons marcher. J’aime les femmes qui marchent.

Parler d’Alice n’a jamais été pénible. Enfin, au début si. Mais avec le temps, j’ai appris à apprécier tout ce que nous avons vécu. C’est mon premier amour. Nous nous sommes connus alors que nous étions enfants, elle était là lorsque ma mère est morte, elle m’a aimé adolescent et lorsque j’ai commencé à devenir adulte. Elle était brillante, elle doit toujours l’être j’imagine.

Manon me coupe. Elle croyait que j’allais lui dire qu’elle était morte. 

Non. Quand elle a eu 20 ans, elle a décidé de changer de vie. Elle s’est levée un matin et elle est partie. Elle a laissé un mot à ses parents. Elle m’a laissé un mot. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui dire au revoir.

Dans le mot, elle me dit qu’elle m’aime, qu’elle m’aimera toujours, comme on aime un amour d’enfance, un amour éternel. Ses parents n’ont jamais voulu me dire où elle était. Je pense qu’ils ne le savaient pas au début. Je sais qu’elle les contactait, elle leur disait que tout allait bien. Les premiers mois, ils me donnaient des nouvelles, puis… ils ont arrêté. Sans doute pour me libérer. Je ne sais pas très bien, me libérer de tout espoir certainement…

Manon s’arrête. Elle regarde le ciel. Les étoiles les plus lumineuses arrivent à nous partager leurs lumières malgré celles, insupportables, de la ville. Elle me regarde ensuite. Une voiture passe et fait écho contre les murs des habitations tout en s’éloignant.

Elle me dit que ce qu’elle apprécie chez moi, c’est ma capacité à être intègre. Mais l’intégrité a un prix : elle pousse à s’investir, à rester humble, à prendre sur soi, à éviter toute facilité, à se battre. Elle comprend mes doutes et mes angoisses. Mais je dois savoir une chose : elle est là pour longtemps, parce qu’elle est amoureuse de moi, et qu’elle ne se débarrassera pas de moi sur un coup de tête.

Je lui dis que je suis amoureux d’elle aussi.

Elle sourit. Puis elle pleure. Elle me prend dans ses bras et me murmure qu’elle m’aime. Puis elle recule d’un pas, s’essuie les larmes et me dit qu’elle n’aurait jamais dû passer autant de temps avec ce mec. Qu’elle n’aurait pas dû me laisser tout seul et je l’arrête.

Elle fait ce qu’elle veut. Elle baisse les yeux et les relève, elle semble gênée. Elle est désolée. Elle voulait voir si j’étais jaloux. Elle a du mal à savoir ce que je pense vraiment. Elle me trouve distant. Et quand elle a vu que je l’observais avec ce gars… Elle en a fait des tonnes… 

Et dire que je m’étais préparé à danser…

Elle sourit.

Je suis désolé, je ne suis pas très bon quand il s’agit de montrer mes sentiments… Elle et moi sommes un peu cassés. Elle sort d’une relation foireuse, je ne me suis jamais très bien remis de Margaux et Alice, alors c’est un peu bancal hein…

Il faut réapprendre j’imagine.

Nous reprenons notre route. Elle n’habite qu’à trente minutes de marche. Nous nous tenons par la main. Nous marchons en silence. Je me demande à quoi elle pense. J’ai envie de la serrer fort contre moi. J’ai envie d’exprimer ce que je ressens. Je me sens tellement vivant… Depuis combien de temps n’avais-je pas ressenti pareilles choses ? Depuis combien de temps étais-je mort à l’intérieur ? Depuis combien de temps mon cœur n’avait-il pas tambouriné avec tant d’espoirs ?

Tout prend sens de nouveau. Et alors que les réponses se forment, une peur s’installe.

Je ne dirais pas que je suis quelqu’un d’angoissé, mais j’ai peur. J’ai peur de l’abandon. J’ai peur de l’avenir… Je n’ai pas confiance en moi… Et pour tout dire, je ne comprends pas bien ce qu’elle me trouve. Manon est une personne lumineuse quand je ne suis que ténèbres. Margaux me disait souvent qu’elle avait l’impression que je portais le poids du monde sur mes épaules, que je ne serai jamais heureux parce que je ne suis pas assez égocentrique, que je vois la misère et la tristesse partout et que ça me mine… Elle n’avait pas totalement tort, mais elle n’avait pas complètement raison. Car il y a une chose qui crée de la lumière en moi et qui me donne du bonheur : l’amour. Etre aimé et aimer en retour. Oui, ça n’efface pas tout, mais ça contribue d’une certaine manière à mon bonheur. Et aujourd’hui, ce bonheur qui frappe de nouveau à ma porte ne dépend que d’une seule et même personne…

Moi. Et ça, ça fait foutrement peur.