J’ai rendez-vous avec Laura, une nana rencontrée en ligne. Elle a l’air très sympa, et puis aussi très jolie. Elle a dix minutes de retard. Il fait frais, alors je l’attends à l’intérieur. La serveuse, très aimablement, me sert un verre d’eau. J’ai peur qu’elle ne vienne pas. J’ai l’impression d’être un personnage de film qui se fait poser un lapin. J’ai beau trifouiller mon téléphone pour essayer de sauver les apparences, la vérité, c’est qu’elle est en retard et qu’elle ne me prévient pas. Je lui ai même envoyé un message en lui disant que je l’attendais à l’intérieur. Elle n’a pas daigné me répondre. Je vais passer une bonne soirée moi… Je n’avais pas besoin de ça. J’aurais dû annuler.
Elle finit par arriver. Elle me sourit, me fait la bise, elle pue le tabac froid. J’ai horreur de l’odeur du tabac froid, même le tabac chaud d’ailleurs. Merde, je n’aime pas les femmes qui fument, ça m’indispose, et puis ça m’énerve les gens qui fument, c’est tellement con de fumer, ça n’apporte rien de bon. Non seulement ça pue, mais ça pollue, ça rend malade, ça fait dépenser inutilement des sous. Jamais compris l’intérêt… Jamais. Je suis énervé. J’aurais dû annuler.
Elle ne s’excuse pas pour son retard, me dit qu’il faut savoir se faire désirer avec un petit sourire qui se veut coquin je crois. J’ai envie de lui dire que si elle veut se faire désirer, qu’elle arrive à l’heure et qu’elle prenne une douche !
Elle me demande ce qu’il y a de bon à manger. Elle veut dîner léger, elle fait attention à ce qu’elle ingère. Elle court, va régulièrement à la salle de sport. Elle me dit qu’elle a toujours été très sportive.
Nous commandons. Elle prend une salade. Juste une salade. J’ai faim, j’ai envie de prendre un menu, me faire une entrée, un plat, un dessert, boire un verre de vin. Elle ne boit pas d’alcool, ce n’est pas bon pour la santé. J’ai envie de me barrer. Elle a envie de fumer. Elle me demande de l’accompagner dehors pour qu’on puisse continuer de parler. C’est l’automne, il pèle dehors, pourquoi j’irais me peler les fesses à respirer sa fumée et à l’écouter débiner des conneries ? Dans quoi suis-je encore tombé ? Bon, elle reste jolie, je n’ai pas pour objectif de l’épouser, je peux toujours voir comment ça tourne…
J’aurais dû annuler.
Je me retrouve donc dehors. Il fait froid bordel. Elle tremble en fumant sa clope. Elle me dit que c’est nul de fumer, qu’il faudrait qu’elle arrête. Je lui demande quand elle a commencé. Pourquoi je lui demande ça ? Je m’en fous. Je n’écoute pas sa réponse. Je crois qu’elle a parlé du collège. Encore une histoire d’adolescente qui s’est mise à fumer pour se faire remarquer, pour se faire plus grande qu’elle ne l’était. Faut que j’écoute la fin de sa phrase histoire de pouvoir relancer.
Sur le trottoir d’en face, y’a un joggeur qui court avec un lévrier à côté de lui. Le chien freine son allure. Il ne veut pas contrarier son maître. Il lui laisse un pas d’avance, pour le principe. Pauvre bête.
Laura me demande où j’habite. Je lui ai déjà dit sur le chat du site. Je me répète. Après tout, je ne dois pas être le seul mec avec qui elle parle. Voilà, elle a fini sa clope. Elle la jette par terre, l’écrase et rentre dans le resto en laissant le mégot par terre. Je suis hors de moi. Je ne vais jamais tenir. Je vais finir par lui faire la morale… Comment elle peut laisser traîner un truc comme ça par terre quand on connaît les ravages que ça fait ? Est-ce que j’ai envie d’être avec une personne comme ça ?
Sûrement pas… Pourquoi je n’ai pas annulé ? Je ne suis pas d’humeur à être tolérant.
Elle est bavarde. Elle parle d’elle, et encore d’elle. Son boulot qui est génial et dans lequel elle excelle et où ses collègues sont trop nuls. Je ne sais pas ce qu’elle fait. Elle me l’a dit, je n’ai pas écouté. La serveuse me sourit. J’ai une partie d’échec à jouer sur mon smartphone. Elle va bien aller se rafraîchir aux toilettes, non ? La serveuse nous apporte nos plats. Laura en profite pour aller aux toilettes. Là ? Maintenant ? Mais j’ai un plat chaud moi !
Je regarde ma purée avec ma cuisse de canard. J’ai envie de croquer dedans. Ça va être froid. Merde. Marre. Bon, et cette partie d’échecs ? Hum… Je vois. Le premier qui fait une erreur a perdu là. On peut tous les deux prétendre au mat… Bon, mon gars, que dis-tu de ça ? Hum, non. Je le sais. Je dois jouer quand je suis bien concentré, pas comme ça, en plus je suis énervé.
Mais qu’est-ce qu’elle fout ? Bon, tant pis, je joue comme j’ai pensé. Hop, c’est fait ! Oh merde. Non ! J’ai joué trop vite ! Oh la boulette ! Oh le con ! Bon… La revoilà…
Nous nous souhaitons un bon appétit. J’essaie de sourire. J’ai du mal à la regarder dans les yeux. Pourquoi je m’énerve comme ça ? Pourquoi je ne laisse pas couler ? Je laisse toujours tout couler d’habitude ! Oui, je gâche mon mardi soir, je pourrais être tranquillement chez moi à regarder un film de zombies. Au lieu de ça, je mange avec une jeune femme trop maquillée, trop ridée pour son âge, sans doute à cause de la cigarette.
De quoi elle me parle ? Elle aime voyager. Que c’est original… Elle est allée au Vietnam, c’est trop beau. Elle me demande si je voyage. Beaucoup dans ma tête. Mais je préfère garder ça pour moi. Allez, je vais être désagréable un peu.
Je voyage un peu oui. Mais j’essaie de faire attention. L’avion une à deux fois par an grand max. Et c’est déjà trop. Elle ne comprend pas pourquoi. Parce que c’est très polluant. Oui mais l’avion volerait même si elle ne le prenait pas. Les arguments nombrilistes, ça me fatigue. Bref, je suis allé aux Etats-Unis, en Italie, en Grèce, en Espagne.
Elle me dit qu’elle a envie d’être avec un mec qui aime beaucoup voyager, et loin.
Je lui dis que j’ai envie d’être avec une fille qui a conscience de son environnement. Et aussi d’être une privilégiée. Elle tique. Comment ça une privilégiée ? Je lui explique que prendre l’avion, voyager, partir à l’autre bout du monde, c’est un privilège. Bien sûr, elle me sort l’argument typique : elle travaille et fait des sacrifices pour pouvoir faire tout ça. Je lui dis que beaucoup de gens ne peuvent même pas se permettre de faire des sacrifices. Je lui demande quels sacrifices elle a fait exactement ? Merde, je deviens un gros con. Dommage, j’aurais bien vérifié mes connaissances en anatomie. Bah, je n’en ai pas très envie de toute façon…
Elle me dit qu’elle doit mettre de l’argent de côté, qu’elle ne peut pas s’acheter tout ce qu’elle désire. Voilà ses sacrifices. La vie doit être dure pour elle. J’essaie de remettre les choses à l’endroit. Qui peut voyager ? Pourquoi est-elle toujours bien reçue partout où elle va ? Tiens, si elle était Soudanaise, est-ce qu’elle pourrait faire tout ce qu’elle fait ? Est-ce que l’Érythréen qui traverse la Méditerranée, lui, ne fait pas de vrais sacrifices ? Elle dit que je confonds tout. Je lui dis qu’elle est juste particulièrement égoïste. Elle dit que je ne la connais pas et que je n’ai pas à la juger. Je lui dis que je lui porte le jugement que je veux.
Elle se lève et me regarde furieuse. Elle me dit qu’elle préfère partir que se faire insulter.
Je lui dis qu’en partant, elle pourrait ramasser son mégot, parce qu’en plus d’être égoïste, elle est dégueulasse. Elle regarde son verre d’eau, il est vide.
Elle s’en va.
De toute évidence, je vais devoir payer sa salade.
La serveuse arrête Laura devant la porte. Elle lui demande si elle part. Laura acquiesce. Et la salade ? Qui va la payer ? Laura lui dit que c’est moi. La serveuse m’interpelle et me demande si je veux payer la salade de la dame. Je fais non de la tête. Laura me traite de connard et paie sa salade. Quelques secondes plus tard elle est dehors.
La serveuse passe à côté de ma table. Je la remercie. Elle me sourit et me demande si tout va bien. Je lui dis que je regrette que mon repas soit froid. Elle me propose de le réchauffer. Je ne veux pas l’embêter.
Je ne l’embête pas.
Elle revient quelques minutes plus tard avec mon assiette réchauffée et y’a de la purée en plus. Je la remercie. Elle dit qu’il faut remercier son mari à la cuisine.
Son mari…
Merci.
Je finis mon repas tranquillement. Laura m’a envoyé un SMS d’insultes que je supprime. Je lis quelques tweets. Je regarde autour de moi. C’est calme. Un couple partage une glace, deux amis parlent de politique. J’aimerais bien me joindre à eux, j’aime bien parler politique. Il y a un homme qui mange tout seul, et trois jeunes femmes qui rigolent en regardant leurs téléphones. Je passe un bon moment maintenant. Je me rappelle que j’ai un livre dans mon sac. Un recueil de nouvelles de Russel Banks. J’adore son travail. Je lis en mangeant. La purée est délicieuse.
J’aimerais bien publier un recueil de nouvelles. J’adore les nouvelles. Tous les types de nouvelles. J’écris plein de nouvelles. Des biens, des mauvaises. J’ai plutôt tendance à penser qu’elles sont mauvaises. Y’en a aussi que je ne finis jamais. Pareil quand j’essaie de me lancer dans un roman. Je peux écrire cinquante pages et ne plus jamais y toucher. Pas envie, trouve ça trop mauvais.
J’ai un carnet dans mon sac, je prends des notes, j’écris des idées. J’écris sur mon téléphone aussi, dans les transports quand je ne lis pas. J’adore écrire. Pas tout et n’importe quoi comme dans mon travail, j’adore imaginer une histoire, un personnage, un univers, des vies. J’aime m’évader dans mes propres récits. Je ne sais pas s’il y’a une explication psychologique à ça… J’ai toujours été comme ça. Quand j’étais petit, que nous jouions aux Lego avec mon frère, lui, il adorait construire des véhicules complexes ou des bâtiments. Moi j’aimais créer des histoires avec les bonhommes. Certes, nous passions beaucoup de temps à tout préparer, et c’était cool, j’adorais ça, mais j’aimais encore plus le moment où tout prenait vie ! Je dois confesser que je préférais les mettre en scène tout seul ces histoires, je n’aimais pas faire des concessions à mon frère pour que tel personnage – souvent son préféré – ait le meilleur rôle. J’aimais contrôler l’ensemble du récit.
Et quand je ne jouais pas, j’aimais prendre le temps de m’imaginer des aventures. Souvent au lit, avant de m’endormir.
Ça pouvait être n’importe quoi ! Parfois, je vivais une aventure d’un personnage de film. Je voulais être Eliot dans E.T., Mikey ou Data dans les Goonies ! Il m’arrivait de revivre des situations, surtout quand elles ne me plaisaient pas. Alors je la rejouais dans ma tête, à mon avantage bien entendu. Si j’avais perdu au ballon prisonnier, j’examinais où j’avais raté le truc et hop je corrigeais et à la fin mon équipe gagnait ! Si je me faisais gronder par l’instituteur (j’ai toujours détesté dire Maître ou Maîtresse, je n’ai jamais eu ni Dieu ni Maître, j’ai toujours été un peu anarchiste), je me repassais le film non pas pour éviter l’engueulade mais pour trouver le bon mot, mettre l’instituteur en porte à faux ! Je rêvais déjà que je m’élevais face à l’autorité !
Ah si seulement ! J’ai envie que le monde change… radicalement. J’ai envie d’un mouvement social sans précédent qui renverserait les forces en présence. On a besoin d’une révolution. Je vous vois venir. Je suis un pacifiste. Je ne parle pas d’une révolution violente, je parle de changements drastiques dans nos structures économiques, politiques et sociales. Un monde plus juste. Est-ce vraiment fou d’en rêver ? De toute façon, aujourd’hui, on ne peut plus manifester sans se faire tabasser. Un jour, politiciens et policiers devront répondre de ça.
Je paie, remercie, dis au revoir.
Je remonte la Saône jusqu’à chez moi. C’est calme, c’est frais, humide. Les feuilles tombent. Je prends des photos lorsqu’il y a assez de lumière. Je n’ai pas particulièrement envie de rentrer. Seul mon chat m’attend. Je vais lui raconter ma soirée, il va m’écouter les yeux fermés allongé sur le canapé, comme d’habitude, il ne fera aucun commentaire. Il soupirera sûrement et finira par me lancer un regard nonchalant.
Je passe sous le Pont Bonaparte, me dirige vers le nord. J’ai mon casque sur les oreilles. J’écoute un peu de Jazz. Une compilation maison. Là c’est Quincy Jones, là c’est Art Blakey. Je marche, inexorablement, vers rien, vers un appartement vide, rempli de disques, de livres, rempli de rien. Pas de souvenirs particuliers, pas de bonheurs, juste des bouts de vies plutôt vides.
Je passe sous la Passerelle du Palais du Justice. J’accélère le pas. Maintenant le Pont Alphonse Juin. Herbie Hancock est au piano. Le Pont de la Feuillée, la Passerelle Saint Vincent. Je pense à Manon. J’aimerais bien être avec elle. J’aimerais lui tenir la main, parler, encore parler, juste parler. Un moment simple, un de plus. Mes idées se brouillent, elles veulent aller là où je ne souhaite pas me rendre. Je lutte. Un fantôme du passé. Je me concentre sur la musique, sur la trompette de Wynton Marsalis. La Passerelle de l’Homme de la Roche. J’arrive bientôt. Qu’est-ce que je vais dire à mon chat ? Que la fille était conne ? Bah, je déteste tout le monde, je suis énervé. C’était une mauvaise idée ce rendez-vous… Pourquoi je n’ai pas annulé ? C’était quoi le plan ducon ? Tu pensais vraiment séduire une fille sans sourire ? Tu voulais juste niquer, juste être touché, te sentir vivant quelques minutes… Comme si c’était la solution… Pont Maréchal Koenig. Au prochain je quitte les bords de Saône et m’engouffre dans le Neuvième Arrondissement. Je ne peux plus le voir mon quartier. Qu’est-ce que je suis venu foutre ici ? Et j’irais où de toute façon ? Avec mon salaire de merde ? Avec mon chômage ? Mon père m’a dit qu’il m’aiderait au besoin. J’ai 30 ans Papa, je n’ai pas envie d’être aidé. Merci quand même.
J’ai marché vite. A la prochaine intersection, je prends à droite et je suis arrivé à destination. Je sais déjà ce qu’il va se passer… Je vais taper le code de l’immeuble, la porte va se débloquer, je vais la pousser, la lumière va s’allumer automatiquement. Je vais monter les deux étages à pied, glisser la clé dans la serrure de ma porte, le chat sera derrière à miauler, réclamant non pas mon attention, mais que je remplisse sa gamelle de croquettes… C’est déjà écrit. C’est peut-être ça au fond le destin.
J’arrive donc devant la porte de l’immeuble. 4-2-2-3-B. Verrou débloqué. Pousse la porte, attention à la marche. T’as pas de courrier, t’as vérifié tout à l’heure. Tire la porte de la cage d’escalier, attention aux marches. Grimpe. Grimpe. Voilà, t’es au deuxième. N’oublie pas, le mécanisme est cassé, la porte va claquer, tu vas réveiller tout l’étage, retiens-la…
Mais ?
Assise devant mon seuil, au bout du couloir, Manon. Elle se lève en m’apercevant.
La porte claque.