Tendre Jeudi
Un blog avec de la lecture dedans

Chapitre 2 : Passion cheesecake

J’ai un très mauvais sommeil. Je dis généralement que j’y suis habitué, mais ce n’est pas vrai. Comment pourrais-je l’être ?

Je suis souvent fatigué et j’appréhende parfois de dormir. Comme je vous le racontais précédemment, j’ai donné un nom à ma colère : Léviathan. Mais je n’ai pas fait que la nommer, je l’ai aussi imaginée, je lui ai donné une forme, une image précise. Je lui ai donné la peau d’un crocodile, la souplesse d’un serpent, les ailes d’un dragon, la gueule d’un tyrannosaure (Jurassic Park venait de sortir à l’époque). Il est gigantesque, sans commune mesure, possède des pattes aux griffes acérées. C’est un être redoutable. Il vit dans l’obscurité, parfois au fond de l’eau, parfois dans un terrier, il peut aller et venir où il veut. Mon psy m’a dit que je ne devais pas lui donner autant de puissance, mais il m’était impossible de l’imaginer en gentil lapin, et puis une fois que je l’avais en tête, c’était trop tard de toute façon.

Il se matérialisa dans mes rêves, me coursant où que j’aille. C’étaient toujours des rêves violents, angoissants. Je me réveillais essoufflé, effrayé. Je refusais de me rendormir de peur que ça recommence.

Avec le temps, les cauchemars sont devenus plus rares. Mais mon cycle de sommeil est foutu depuis. Pour faire passer le temps, je lis ou joue à la Game Boy. J’aime d’ailleurs à penser que je suis un Maître es Tetris.

Quand j’ai eu 25 ans, j’ai eu une période de stress. Léviathan est revenu. J’avais l’impression que c’était pire qu’avant. Alors j’ai appris à contrôler mes rêves. On appelle ça des rêves lucides. On a conscience que ce qu’on vit est un rêve, alors on peut en prendre le contrôle. Par exemple, on peut décider de se réveiller. C’est ce que je fais la plupart du temps. Je n’aime pas ce que je vis, alors je me sors de là. J’ouvre les yeux et me rendors parfois. Il m’est arrivé d’essayer d’aller plus loin, mais j’ai toujours eu du mal. Contrôler le réveil avant que ça devienne angoissant, c’est déjà pas mal.

J’ai vécu de nouveau ce type d’expérience cette nuit. Le Léviathan est revenu. Je ne l’ai pas vu, je l’ai juste entendu. J’ai entendu son cœur. Je n’ai pas voulu l’affronter. On n’affronte pas le Léviathan. Si on vous dit : “dans la porte de gauche, vous continuez à vivre votre vie, dans la porte de droite, vous rencontrez le diable”, vous faites quoi ? Vous allez voir le diable et lui serrez la main ?

Combien de fois j’ai eu cette conversation ? Tout le monde me dit que lorsque le Léviathan apparaît, je dois l’affronter, c’est la représentation de ma peur. C’est débile. Franchement très con. Je devrais affronter un monstre imaginé de toute pièce par mon Moi adolescent tout en sachant qu’il n’existe pas ? J’y gagnerais quoi ? Vous croyez vraiment que ça résoudra le problème ?

Je ne sais pas pourquoi il s’est pointé cette nuit, peut-être parce que je suis un peu stressé à l’idée de revoir Manon. Ne serais-je pas en train de me monter le bourrichon avec cette nana ?

Manon frappe à ma porte. J’ai un peu fait le ménage, ramassé les livres sur le sol. C’est à peu près présentable. J’ai mis du Jazz pour essayer de l’impressionner.

Son mec passe son samedi au foot avec ses copains, alors elle s’ennuie. Elle m’a proposé de boire un coup et comme j’habite sur sa route, elle passe par chez moi et ensuite nous pourrons bouger.

Je ne vais pas commencer à vous mentir. Oui, je me suis imaginé qu’elle voulait passer par chez moi pour s’envoyer en l’air. Qui n’y aurait pas pensé ? Je suis sûr qu’elle a pensé que je pourrais le penser…

J’ouvre, elle sourit, me fait la bise et me demande si je suis prêt. Je sens bien qu’elle n’a aucune envie de s’attarder… J’ai acheté des préservatifs… Non mais faut que j’arrête de m’imaginer des trucs pareils…

J’aurais pu au moins lui présenter mon chat… Je veux dire, mon vrai chat.

Nous voilà à marcher dans la rue. Elle est bavarde, ça tombe bien, je ne sais jamais trop quoi dire dans ce genre de situations. Étonnamment, elle me pose beaucoup de questions. Elle est surprenante, ne ramène rien à elle. Elle s’intéresse vraiment à qui je suis, d’où je viens. Je lui renvoie les questions.

Je suis d’ici même si je ne suis pas né là. Je suis né sur le Bassin d’Arcachon, mais j’y ai peu vécu. J’y ai surtout passé de nombreux étés. Elle, elle est d’ici. Elle n’a pas beaucoup bougé, sauf pour suivre un mec parti faire ses études dans le sud. Elle a tenu un semestre puis est revenue. Elle avait détesté, et puis ce n’était pas le bon mec. On ne peut pas tout quitter pour un mec, m’explique-t-elle. Et quand elle a demandé si lui il quitterait tout pour elle, il a dit que ce n’était pas pareil. Alors elle a fait sa valise et a retrouvé sa vie. Du moins une vie qu’elle déciderait elle-même d’avoir. Et maintenant, elle en est à se prendre la tête pour une foutue cuisine, conclue-t-elle.

Je lui souris. Je ne sais pas trop quoi lui dire. Si son plus gros problème dans la vie c’est la couleur du mur de sa cuisine, j’ai bien envie de la remettre à sa place. Mais je sais que ce n’est pas ça le problème, c’est plus profond. Elle pourrait en parler avec une copine, mais elle veut se couper de tout ce qu’elle a en commun avec son mec. De toute évidence elle n’a que moi.

Elle veut parler d’elle, elle veut surtout réfléchir sur elle. Je ne sais pas comment l’amener à me parler. Je ne sais pas si j’ai envie qu’elle me raconte ses problèmes de couple… Mais comme elle n’est pas du genre à tout ramener à sa personne, elle me pose des questions, elle me demande ce que j’aime, ce à quoi je m’intéresse…

C’est toujours compliqué de parler de soi. Surtout quand j’en viens à causer de ma passion pour l’écriture. Les gens sont toujours intéressés, toujours curieux, mais y’en a un sur dix qui me lit vraiment, et encore… Je ne les blâme pas, je leur reproche de faire semblant de s’y intéresser. Moi non plus je n’ai pas envie de lire les écrits d’un type jamais édité alors que j’ai déjà du mal à lire des auteurs édités…

Mais bon, soyons lucides quelques instants. Est-ce que je lui parle de mes écrits ou de ma passion pour les jeux vidéo ? 

Elle ne me laisse pas le temps de répondre et enchaîne. Sandrine lui a dit que j’aime les jeux vidéo.

Aïe.

Elle-aussi, elle adore ça.

Oh ? Cool !

Mince, je suis nul, c’est ça d’avoir grandi dans les années 90 où on nous expliquait que les jeux vidéo c’étaient pour les garçons. Je lui dis que j’aime beaucoup les jeux de gestion, et elle-aussi, et nous voilà à parler de Civilization V, de SimCity 4 et de Caesar 3 et que je dois essayer Prison Architect. J’aimerais la demander en mariage, mais elle n’a pas encore passé le test ultime : est-ce qu’elle aime les cheesecakes ? 

Elle adore ça. Elle aimerait apprendre à en faire, mais elle a toujours peur de se rater. Je lui dis, enthousiaste, que nous devons aller manger un cheesecacke maintenant, et elle dit ok, et alors nous regardons sur Trip Advisor où trouver un bon cheesecake à Lyon. 

Nous voilà partis à arpenter les rues de la ville, espérant que les avis des autres internautes nous apporteront satisfaction.

Comme je n’aime pas prendre de risques dans la vie, je prends un cheesecake nature, mais Manon est elle beaucoup plus intrépide et choisit celui au citron. Nous nous installons, et nous dégustons silencieusement notre met. Personne ne veut parler parce que c’est un moment important, un moment fondateur de notre relation. Je me régale, et à en croire son visage, elle prend beaucoup de plaisir. Elle sourit, fait des oui de la tête, et je me demande si elle fait ce genre de mimiques quand elle fait l’amour.

Elle a l’air heureuse et satisfaite. 

Elle finit par rompre le silence et me demande si ça serait une folie d’en prendre une deuxième part ? Je lui dis que ça serait une petite folie, mais une bonne petite folie. On ne peut pas être tout le temps raisonnable ! Alors nous repassons commande, et cette fois elle prend un cheesecake au chocolat et moi je craque pour celui à la mangue. Et le silence se fait de nouveau. Et elle me sourit la bouche pleine et manque de tout recracher !

Elle passe un bon moment.

Je n’ai pas envie que nous nous souvenions seulement des silences, alors je la questionne un peu. Ses parents, de quel milieu elle vient, j’aime bien savoir d’où sont issus les gens.

Elle me raconte qu’à 18 ans, elle est partie de chez elle. Elle adore ses parents, mais à l’adolescence, c’était compliqué. Son objectif était donc de partir le plus vite possible. Après le Bac… Elle a fait ses bagages. Ils l’ont aidée à s’installer toute seule.

Au fond, elle pense qu’ils en avaient tous besoin.

Ce sont des catholiques, pas du genre à manifester contre les homosexuels, mais ils sont un peu chiants quand même. Au lycée, elle fréquentait une fille, elles étaient très proches, peut-être même qu’elles étaient amoureuses. C’est dur à dire parce qu’elle ne savait pas trop où se placer à l’époque dans l’immense spectre de la sexualité. Elle a fini par comprendre qu’elle est plutôt portée sur les hommes. Ses parents avaient du mal à avaler la pilule et ont été ravis de voir qu’elle était “normale” au final, pour reprendre leur expression.

Elle n’est pas croyante, une autre de ses qualités. Je n’ai rien contre les croyants, je ne les comprends pas. C’est aussi son cas. Elle respecte leur foi, à vrai dire elle s’en fout, c’est leur problème. 

Pour moi, le problème des religions, c’est qu’elles s’appuient sur des textes archaïques, complètement dépassés. Qu’on ne peut pas ignorer que le monde a évolué, que l’être humain a évolué. Et puis qu’on laisse les gens être ce qu’ils veulent être ! C’est fatigant !

Elle sourit. 

Pourquoi elle sourit ? 

Parce qu’elle ne m’avait pas imaginé en mec révolté.

Ah bon ? Et comment elle m’imagine alors ?

Elle rougit. 

Je souris. J’ai marqué un point. 

Elle change de sujet.

Sandrine lui a dit que j’écrivais. J’essaie d’écrire. Je réussis parfois à écrire des trucs et parfois pas. Mais j’essaie. J’aime ça. Je ne pense pas que ça soit bon, mais c’est bon pour moi. Elle me dit qu’elle serait curieuse de me lire. Je lui file le lien du blog et elle me dit qu’elle me dira de façon constructive ce qu’elle en pense. 

Elle me demande mes influences. C’est dur comme question. C’est large. Je lui dis qu’il y a sans doute du Henry Miller, ou même des auteurs de BD comme Delisle ou Satrapi, mais surtout Harvey Pekar ou encore Peter Kuper. J’aime beaucoup le travail autobiographique des auteurs de BD ou d’autofiction. Mais comme j’écris beaucoup de nouvelles, mon spectre est large. Hemingway bien sûr, Gogol, Zweig, Buzzati, je sais pas… ah oui, K. Dick, Asimov, Hammett… J’en oublie… Le cinéma aussi, les séries, et puis le monde autour de moi. Des détails me donnent des idées… 

Silence. 

Je sens qu’elle veut me dire un truc.

Elle a un aveu à me faire.

Elle a lu mes nouvelles, et mes textes autobiographiques.

Oh. Je suis gêné. Les textes ne sont pas vraiment autobiographiques, dis-je comme pour me défendre.

Elle me dit qu’elle a beaucoup aimé. Qu’elle a lu mes nouvelles d’une traite. J’ai du mal à y croire. Elle veut juste être gentille sans doute. Elle aime mon style, certains récits plus que d’autres. C’est parfois drôle, parfois engagé. Elle a commencé mon autofiction. Elle adore le ton. Elle me montre qu’elle l’a mise sur sa liseuse. Elle trouve ça chouette que je file les fichiers comme ça à télécharger. Elle doit être la première à l’avoir fait.

Je suis content.

Elle aimerait en savoir plus, savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Je lui dis que ce n’est pas le plus important. A ses yeux, je devine sa déception.

Il se fait tard. Elle n’a rien prévu, son mec est encore au foot. Ce mec passe son temps au foot, c’est dingue ! J’aurais une nana comme ça je… 

Y’a un restaurant savoyard près de chez moi, et comme ça semble être une journée dédiée au fromage, nous décidons d’y aller. Je ne vois pas le temps passer. Cette fille me plaît, mais je dois m’imposer des limites.

Non ?

Elle est en couple, certes, mais elle fait sa vie après tout, c’est à elle de fixer ses limites, non ? 

Mes limites dépendent des siennes. C’est acquis.

Est-ce qu’elle y pense ? Est-ce qu’elle pense à nous faisant l’amour ? J’aimerais bien lui proposer de passer chez moi ensuite. Je sens qu’il y a quelque chose entre nous. 

Ce n’est pas que sexuel, c’est certain. 

Mais un peu quand même…

Nous commandons une fondue que nous partageons. On ne va pas se mentir, c’est quand même hyper romantique. Je suis mal à l’aise. Je suis totalement sous le charme. Je crois qu’elle le sait. J’aimerais savoir si c’est réciproque. Je sens qu’elle hésite. Elle se sent à l’aise, peut-être un peu trop, elle culpabilise parfois, je le sens à son regard. Elle oscille entre remords et sérénité. Je sens qu’elle n’arrive pas à profiter complètement. Elle a parfois l’impression de faire quelque chose de mal. Sans doute parce qu’elle pense à des choses inacceptables. 

Est-ce que son mec sait où elle est et avec qui ? 

Ses convictions s’effondrent. Est-ce qu’elle va craquer ? Est-ce que je dois l’y aider ? Non. Je n’ai pas envie de faire ça. 

Elle n’en a pas envie non plus. 

Peut-être que je lis mal les signes. Peut-être que je ne vois que ce que je fantasme de voir.

Il est temps de se quitter. Nous discutons encore un peu. Nous faisons durer les adieux. J’ai envie de rester avec elle.

Je lui dis que ça a été une chouette journée.

Pour elle aussi.

Nous nous disons au revoir. Nous nous faisons la bise. Nos regards se croisent. Le malaise est là, il se mélange avec le désir. Je ne suis pas en train de l’imaginer. 

Elle sourit. 

Me fait un bisou sur la joue.

S’en va.

Le lendemain, je passe chez mon pote Bertrand. Arnold est là-aussi. Nous jouons à Mario Foot. Nous parlons de Manon. Pour eux, c’est certain qu’il aurait pu se passer quelque chose. Peut-être qu’elle ne l’aurait pas fait. Mais on ne passe pas autant de temps avec un mec si on ne l’apprécie pas. En plus un quasi-inconnu. Et puis elle a lu mes textes et a voulu me revoir. 

Elle a fait le premier pas. 

Oui mais ça ne pourrait être qu’amical.

Arnold acquiesce. Bertrand n’est pas sûr. 

C’est vrai que j’ai senti une tension au moment du au revoir. Mais j’ai pu aussi l’exagérer ou totalement l’imaginer…

De toute façon, en conclut Bertrand, y’a que le temps qui le dira.

Il marque un point.

Le soir, je reçois un texto de Manon. Elle a continué à me lire. Elle aime mon univers, les nouvelles de science-fiction. Elle aimerait en lire plus.

J’écris.

Il faudra un peu patienter.

Elle me dit qu’elle a vraiment apprécié son samedi grâce à moi et espère que nous pourrons nous revoir. Je lui dis que c’est quand elle veut.

Nous nous voyons vendredi.

Chez moi ? 

D’abord au restaurant.